vendredi 31 octobre 2014

LA VILLA AIR-BEL : AOUT 1940-SEPTEMBRE 1941

 
 
 
 
VILLA AIR-BEL MARSEILLE
 
Le 14 août 1940, le journaliste américain Varian Fry arrive à Marseille en tant que représentant de l'Emergency Rescue Committee, francisé sous le sigle CAS pour « Centre Américain de Secours ». Aidé financièrement par une richissime héritière américaine, Mary Jayne Gold, et bénéficiant du patronage d'Eleanor Roosevelt, Varian Fry a pour mission de permettre à de nombreux intellectuels, savants ou personnalités politiques en danger de quitter la France pour les États-Unis. Pour animer ce comité, Varian Fry parvient à réunir entre dix et vingt personnes. Cherchant un endroit où se loger, la secrétaire particulière de Fry, Théo Bénédite8 et Mary Jayne Gold découvrent une bastide rectangulaire sur un terre-plein en terrasse inoccupée, « vaste maison au crépi qui s'écaille et qui se cache en haut d'une allée bordée de platanes prolongée par une voie plantée de gigantesques cèdres ». Le propriétaire de cette maison de dix-huit pièces (dont huit chambres et une bibliothèque de quarante mètres carrés) entièrement meublées et entourée d'un grand parc, est le docteur Thumin, qui vit en célibataire avec sa sœur dans le pavillon à côté. C'est Daniel Bénédite qui la loue pour le Comité. Les premiers occupants, outre Varian Fry, Théo et Daniel Bénédite et Mary Jayne Gold, sont l'écrivain Victor Serge, sa compagne Laurette et leur fils Vlady. Il suggère de recueillir André Breton, sa femme Jacqueline Lamba et leur fille Aube arrivés depuis peu à Marseille1.

Les dimanches après-midi, la villa reçoit d'autres artistes, surréalistes ou non : Arthur Adamov, Hans Bellmer, Victor Brauner, René Char, Frédéric Delanglade, Oscar Dominguez, Marcel Duchamp, Max Ernst, le photographe André Gomès, à qui l'on doit de nombreuses photos de cette période, Peggy Guggenheim, Jacques Hérold, le comédien Sylvain Itkine, Wifredo Lam, André Masson, Péret, Tristan Tzara, Remedios Varo, Wols et Ylla (Camilla Koeffler)1.

Victor Serge : « Nous avions baptisé Espervisa le château délabré [...]. Breton y écrivait des poèmes dans la serre, au soleil de novembre. J’écrivais des pages de roman et ce n’était pas par amour de la « littérature » : il faut témoigner sur ce temps1. »

La villa est détruite en 1986
 
 
 
VARIAN FRY (1907-1967)
 
 
Varian Mackey Fry, né le 15 octobre 1907 à New York et mort le 13 septembre 1967, était un journaliste américain qui, depuis Marseille, a sauvé entre 2 000 et 4 000 Juifs et militants antinazis en les aidant à fuir l'Europe et le régime de Vichy. Il ne bénéficia que d'une reconnaissance tardive de la part de la France et fut fait chevalier de la Légion d'honneur le 12 avril 1967.
Malgré... la surveillance du régime de Vichy, il cacha de nombreuses personnes à la villa Air-Bel et les aida à s'enfuir. Plus de 2 200 personnes se réfugièrent notamment au Portugal, alors neutre, avant de se rendre aux États-Unis. D'autres passèrent par la Martinique, comme André Breton ou Victor Serge
Il a également bénéficié de l'aide financière de Peggy Guggenheim.
Par conviction personnelle, Bingham fournira des visas à tous ceux que lui indiquera Varian Fry, et finalement, ils seront près de deux mille à en bénéficier, généralement des intellectuels ou des artistes de renom comme Max Ernst, André Breton, Hannah Arendt, Marc Chagall, Lion Feuchtwanger, les fils de Thomas Mann, Alma Mahler, Anna Seghers, Arthur Koestler, Jacques Hadamard ou Otto Meyerhof.
 
 
 
 

mardi 14 octobre 2014

CENTRE POMPIDOU : Modernités plurielles de 1905 à 1970

Modernités plurielles

Une nouvelle histoire de l'art moderne de 1905 à 1975



jusqu'au 26 janvier 2015 de 11h00 à 21h00
Musée - Niveau 5 - Centre Pompidou, Paris
 
 
 

 
Vincente Monteiro, A Caçada (La chasse), 1923
 
 
Le Centre Pompidou présente pour la première fois une histoire mondiale de l’art, au travers d’un parcours de plus de 1 000 oeuvres, avec 400 artistes et 47 pays représentés. Entretien avec Alain Seban, président du Centre Pompidou.
 
Le Centre Pompidou se « mondialise ». Pourquoi et comment ?

Alain Seban - Dès mon arrivée à la tête du Centre Pompidou en 2007, j’ai placé la globalisation de la scène artistique au coeur de la réflexion à mener. Le rayonnement international du Centre Pompidou est un objectif stratégique. C’est l’enjeu majeur du 21e siècle pour un musée d’art contemporain. L’art est devenu global. Notre collection se veut universelle, elle doit donc refléter cette nouvelle géographie de la création en s’ouvrant aux scènes émergentes, proposer des lectures plus ouvertes de l’histoire de l’art moderne et contemporain, des lectures nécessairement plurielles qui ne peuvent plus se réduire à l’histoire canonique de la modernité occidentale. Cela implique de réorganiser le musée et de trouver de nouveaux moyens pour élargir la collection. Nous avons choisi de mettre l’accent sur la recherche et la coopération qui nous permettent de construire des réseaux de partenaires à travers le monde. Cette ouverture s’exprime d’abord à travers une gestion dynamique des collections et une volonté d’ouverture vers les pays non occidentaux. Créé en 2009, le programme « Recherche et Mondialisation » s’attache à la mise en place d’une politique d’actions et d’acquisitions tournée vers les scènes artistiques émergentes. Cette initiative a déjà favorisé l’achat d’oeuvres d’importants artistes d’Amérique latine et des pays d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud. Le Centre Pompidou a aussi fortement développé sa stratégie d’itinérances internationales et la présentation de ses collections à l’étranger. Il bénéficie du soutien de la Centre Pompidou Foundation qui accompagne pleinement l’enrichissement de notre collection. Basée aux États-Unis, elle a pour mission de soutenir les acquisitions, d’encourager les donations.
 
Quelle est la spécificité de la collection du Centre Pompidou. Comment voyez-vous l’évolution du Musée ?

AS - Le Centre Pompidou conserve la plus importante collection d’art moderne et contemporain d’Europe, la plus importante au monde pour ce qui concerne l’art moderne et l’une des toutes premières au monde en incluant la période contemporaine. Cette collection exemplaire compte plus de 95 000 oeuvres. Nous renouvelons périodiquement, comme aucun autre musée au monde, l’accrochage d’une sélection des chefs-d’oeuvre de cette collection, selon des parcours thématiques et chronologiques, et montrons largement et régulièrement les nouvelles acquisitions. Nous devons avoir une gestion de la collection encore plus active. L’évolution du musée passe par une rotation des collections plus rapide, plus souple, plus dynamique. La distinction entre expositions et accrochage permanent tend à s’y estomper. L’heure est à l’agilité : mobiliser et déployer beaucoup plus fortement la collection hors les murs, à la fois en région et à l’étranger, être présents dans un musée existant ou un lieu non muséal avec des oeuvres de la collection à travers un projet de « Centre Pompidou Provisoire ». L’idée est de présenter pour une durée de trois à quatre ans une exposition de quelques dizaines d’oeuvres importantes, permettant une traversée du 20e siècle. Les techniques développées pour le Centre Pompidou mobile – qui a sillonné la France pendant deux ans pour présenter des oeuvres de la collection – seront mises à profit, dans des lieux qui ne seront pas forcément aux normes muséales comme les monuments, les centres commerciaux, les universités… Beaucoup plus largement déployé, en France comme à l’étranger, notre musée doit être encore plus attentif à la promesse que fait le Centre Pompidou à ses visiteurs et qui constitue le coeur de son identité : contribuer à écrire toute l’histoire de l’art des 20e et 21e siècles ; donner accès au plus large public à l’art et à la création de notre temps. Dédiée à l’histoire mondiale de l’art de 1905 à 1970 à travers les oeuvres de 400 artistes de 47 pays l’exposition-accrochage de plus de 1 000 oeuvres que présente en cette rentrée le Centre Pompidou, en est la pleine et magnifique illustration.
 
 
Une exposition-manifeste
Par Catherine Grenier

« Modernités plurielles » est une exposition-manifeste, proposant une vision de l’art moderne renouvelée et élargie. Puisant dans les richesses de sa collection, le Centre Pompidou présente pour la première fois une histoire mondiale de l’art de 1905 à 1970. Au travers d’un parcours de plus de 1 000 oeuvres, avec 400 artistes et 47 pays représentés, cette relecture enrichie de l’histoire de l’art nous plonge au coeur de la diversité exceptionnelle des formes artistiques.
Ouverte aux différents pays du monde comme à des esthétiques très variées, « Modernités plurielles » illustre les rapports complexes et dynamiques entre modernité et identité, universalité et culture vernaculaire, qui traversent toute l’aventure de l’art moderne. Contextuelle, l’exposition resitue les grands maîtres des avant-gardes au sein des réseaux d’échanges et d’émulations artistiques caractéristiques de cette période de remise en cause et d’inventions foisonnantes. Transdisciplinaire, elle montre les croisements et les confluences entre les différents arts (arts plastiques, photographie, cinéma, architecture, design…), comme l’interaction de l’art moderne avec les pratiques traditionnelles et les expressions non artistiques.
 
Décentrant le regard pour englober des territoires et des pratiques périphériques ou méconnus, elle propose de nombreuses découvertes et établit de nouvelles narrations. Les principaux mouvements, comme les constellations esthétiques plus diffuses, y sont revisités. Ainsi, par exemple, les deux configurations privilégiées de la vie artistique cosmopolite parisienne que sont la première et la seconde École de Paris (avant et après-guerre), sont reconsidérées dans toute leur diversité.
Attentive aux différentes expériences vécues par les artistes dans les pays occidentaux et non occidentaux, l’exposition tresse une histoire commune, tout en proposant les repères historiques diversifiés nécessaires. Pour cela, un principe nouveau de présentation est adopté : une très large documentation, composée de revues d’art du monde entier, est disposée à proximité des oeuvres.
Adoptant une perspective historique, l’exposition suit un principe chronologique. Mais elle témoigne aussi des temporalités ouvertes et discontinues que génèrent les échanges et les processus de réaction des artistes aux propositions formulées par les avant-gardes. En confrontant la perspective canonique de la succession linéaire des mouvements à une histoire tracée à partir des marges et des périphéries, elle substitue à l’histoire des influences une cartographie des connexions, des transferts, mais aussi des résistances. Les différentes sections de salles, organisées comme de micro-expositions, tracent à la fois la fortune internationale de certaines impulsions modernistes (expressionnisme, futurisme, constructivisme, etc.), comme elles présentent les mouvements locaux nés en lien ou en réaction à ces impulsions. S’agissant des années 1950-70, l’exposition met en lumière des thématiques transversales (totémisme, art brut), ainsi que les constellations mondiales qui se développent autour de certains flux esthétiques – les abstractions construites et informelles, le cinétisme, l’art conceptuel – qui se poursuivent jusqu’aux années 1970.
 
Au-delà de l’élargissement international qui caractérise l’ensemble de l’exposition, celle-ci propose aussi un panorama plus ouvert des formes de la création esthétique. Sont ainsi considérées des esthétiques jusqu’alors peu représentées ou sous-estimées. Une large section est notamment consacrée à la présentation de la pluralité des réalismes des années 1920-1940, notamment développés dans les pays latino-américains. La mouvance du « réalisme magique » et ses échos internationaux sont représentés aux côtés du surréalisme international, dont la présentation est associée à la figure fédératrice d’André Breton. Sur un autre registre, plusieurs oeuvres emblématiques de l’art naïf et de l’art brut sont insérées dans le parcours. Enfin, l’intérêt manifesté par les artistes pour les arts non occidentaux, pour les arts populaires, ou encore pour la vie moderne et les arts appliqués, est restitué dans plusieurs sections qui reconstituent ce « regard élargi » caractéristique de la période moderne. Ainsi, par exemple, la salle consacrée aux « expressionnismes » réunit la gamme très large des artistes (Macke, Kirchner, Nolde, mais aussi Picasso, Matisse, Delaunay) comme des formes d’art, convoqués par l’Almanach du Blaue Reiter, conçu par Vassily Kandinsky et Franz Marc. La section consacrée à la donation Michel Leiris réassocie pour la première fois les oeuvres d’art occidentales de cette collection avec les oeuvres extra-occidentales qui ont été attribuées au Musée du Quai Branly au moment de ce don prestigieux. 

 La scène artistique française, attirant des artistes du monde entier venant se former ou en exil, a été particulièrement cosmopolite jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les années 1950-1970 ont de même connu un afflux d’artistes des diverses régions du monde. La collection du Centre Pompidou conserve le témoignage de cette histoire, avec notamment de nombreuses oeuvres de scènes artistiques qui sont en cours de redécouverte. C’est le cas notamment, pour la période moderne comme pour l’après-Seconde Guerre mondiale, des artistes asiatiques, en particulier chinois et japonais, auxquels est consacrée une section. L’exposition éclaire aussi la production artistique des artistes du Maghreb et du Moyen-Orient, dont un ensemble d’oeuvres conséquent, complété d’acquisit ions récentes, est notamment présenté dans la section consacrée aux développements des abstractions dans les années 1950-1970. Sont montrées pour la première fois des oeuvres de Baya, Abdelkader Guermaz, Farid Belkahia, ou encore Huguette Caland. Plus étudiées, mais encore insuffisamment connues, les scènes artistiques de l’Europe centrale, dont certains artistes ont contribué au constructivisme comme plus tard à l’art conceptuel, sont mises en avant. Un accent est porté sur des artistes de pays européens parfois négligés, comme l’Espagne, le Portugal ou les pays scandinaves. S’agissant de l’Afrique, cette présentation comprend pour la première fois une salle évoquant les différentes expressions artistiques qui s’y sont développées durant les années 1950-1970, dont l’histoire documentée reste encore à écrire.
 
Les visiteurs peuvent découvrir plus de deux cents oeuvres inédites de la collection : oeuvres remises en lumière, nouvelles acquisitions et dons. La préparation de cette présentation s’est accompagnée d’un programme de recherche ambitieux sur les collections, ainsi que d’une politique d’acquisition active. L’exposition révèle ainsi toute la diversité d’une collection au premier rang mondial pour sa qualité, mais aussi, ce qui est moins connu, la première pour le nombre de pays et d’artistes représentés.
 
L'Amerique Latine à l'honneur

 L’art d’Amérique latine est présent dans de nombreuses sections de cet accrochage : « Composition universelle » , « Anthropophagie », « Indigénisme », « Art déco », « Totémisme », « Architecture d’Amérique latine », « Cinétisme », et plusieurs salles monographiques. L’exposition révèle l’importance de la collection dans ce domaine : plus de 740 oeuvres, de 176 artistes issus de treize pays différents, parmi lesquelles les fonds historiques remarquables de Joaquín Torres-García, Wilfredo Lam, Roberto Matta. Deux dons exceptionnels de l’artiste Gyula Kosice et de la fondation Jesús Rafael Soto, ainsi que de nombreux dons particuliers d’oeuvres cinétiques et conceptuelles, ont récemment contribué à un enrichissement significatif de la collection, dont cet accrochage témoigne.
 
Collection monde
Par Alfred Pacquement

 Développer une collection internationale a d’emblée été le projet des responsables du musée national d’art moderne dès lors que celui-ci, ayant rejoint le Centre Pompidou, en constituait l’un des éléments fondateurs. À ses origines, c’est-à-dire avant même sa création en tant que musée d’art moderne, deux institutions coexistaient : l’une consacrée aux artistes français (dans l’Orangerie du Luxembourg), l’autre aux écoles étrangères (au Jeu de Paume des Tuileries). Si la création du musée national d’art moderne et son inauguration en 1947 mit fin à cette séparation, le musée se consacra principalement à la scène des artistes installés en France, scène particulièrement riche alors, Paris accueillant des artistes venus du monde entier.
 
La naissance du Centre Pompidou donna l’occasion d’une ouverture internationale déterminée, d’abord vers l’art américain si négligé jusque-là, mais aussi selon diverses opportunités qui permit à la collection du musée de s’élargir considérablement. Les expositions successives couvrant les grands centres géographiques de la planète y contribuèrent, du Japon à l’Amérique latine jusqu’aux « Magiciens de la terre », manifestation qui fit date et dont on célèbrera l’année prochaine le 25e anniversaire.
 
Cette politique s’est amplifiée avec la mondialisation de l’art telle qu’on peut aujourd’hui la constater. Pas une semaine sans qu’une biennale internationale n’ouvre dans un territoire longtemps coupé des grands enjeux de la culture contemporaine. Si les artistes restent attachés à leurs territoires d’origine, ils sont facilement mobiles du fait du développement des réseaux et de la diffusion de l’information. Et si nombre d’entre eux ont des contacts plus ou moins permanents avec telle ou telle capitale occidentale, ils gardent un lien avec leurs pays, contrairement à leurs aînés qui, bien souvent, s’installaient définitivement à Paris, Londres ou New York.
 
Comme il se doit, cette présence d’artistes a pour conséquence celle d’une nouvelle génération de collectionneurs, de galeries parfois, et d’institutions culturelles publiques ou plus souvent privées qui s’établissent dans des pays émergents. Le musée est en contact avec ce nouveau réseau mondial de l’art et engage de nouveaux projets avec ces interlocuteurs. C’est ainsi qu’à côté de la Centre Pompidou Foundation, qui se consacre activement à la scène nordaméricaine et permet de nombreuses nouvelles acquisitions, de nouveaux échanges ont été établis à travers la Société des amis japonais du Centre Pompidou, l’Association America Latina, le Cercle international de la Société des amis du musée national d’art moderne. Autant de créations récentes témoignant de cette ouverture nouvelle. D’autres liens ont été tissés en Afrique du Sud et au Liban, deux scènes particulièrement actives et qui commencent à être bien représentées dans la collection. Le Moyen-Orient, territoire particulièrement dynamique, fait aussi l’objet de beaucoup d’attention. L’Europe centrale et orientale est très soigneusement explorée, comme l’a montré il y a peu l’exposition « Promesses du passé ». Phénomène essentiel de notre époque : la planète artistique s’est élargie et un musée comme le nôtre se doit d’en prendre acte.
 
Femmes artistes du monde entier

 Cette histoire de l’art, ouverte à un plus grand nombre d’expressions artistiques, convoque aussi un nombre accru d’oeuvres de femmes artistes : ce sont quarante-huit artistes de dix-neuf pays différents que les nombreuses sections qui composent l’exposition représentent. Aux côtés des figures reconnues, comme Natalia Gontcharova ou Sonia Delaunay, figurent ainsi des artistes importantes mais dont le rôle et l’oeuvre ont été oubliés ou minorés, alors même que plusieurs d’entre elles, comme Maria Blanchard, Chana Orloff, Pan Yuliang ou Baya, avaient bénéficié de leur vivant de la reconnaissance de leurs pairs et d’une visibilité publique. Avec entre autres, des oeuvres de Frida Kahlo, Suzanne Roger, Maruja Mallo, Tamara de Lempicka, Alicia Penalba, Behjat Sadr.
 
Le monde en revues

 L’exceptionnel fonds documentaire de la Bibliothèque Kandinsky est mis à contribution pour proposer un parcours à travers les modernités au sein même de l’accrochage « Modernités plurielles ». Des revues d’art en provenance de tous les continents (Ma, Zenit, Proa, Život , Black Orpheus, Souffles) sont associées à la présentation des oeuvres et guident la visite. Ces documents, d’une formidable qualité plastique, témoignent des connexions, des échanges – parfois des disputes – animant une scène de l’art moderne déjà beaucoup plus mondialisée que ce que nous en avons retenu.
 
Les modernités asiatiques

 La collection du Centre Pompidou permet de présenter au public à la fois les formes modernistes des artistes asiatiques implantés dans les pays occidentaux (Léonard Foujita, Takanori Oguiss, Liu Haisu, Zao Wou-Ki), et celles des artistes de l’école traditionaliste (« Peintures à l’encre ») qui optent pour une alternative culturelle à la modernité occidentale. Parmi ces artistes chinois et japonais qui adaptent la tradition à quelques-uns seulement des caractères modernes, certains sont aujourd’hui très célèbres, comme Zhang Daqian, Wang Yachen et Xú Bihóng. Introduites pour la première fois dans le parcours du musée, ces oeuvres rappellent le débat nourri qui a agité les communautés artistiques asiatiques, entre la volonté de participer à la modernité européenne et celle d’affirmer une identité panasiatique.
 
Le futurisme international

 L’exposition s’attache à montrer l’amplitude des développements internationaux des avant-gardes artistiques. Les salles consacrées au « futurisme international » montrent la pluralité des réactions à la proposition futuriste : simultanéisme, rayonnisme, vibracionisme, synthétisme… Elles réunissent des oeuvres d’artistes de divers courants, traversées par l’idée de la représentat ion du mouvement et de la vitesse : Balla, Boccioni, Duchamp-Villon, Picabia, Larionov. L’ouverture du champ géographique fait apparaître des oeuvres importantes d’artistes moins connus (Yakoulov, Baranoff-Rossiné, Souza-Cardoso). Un focus redécouvre un artiste injustement oublié, Henry Valensi, dont l’oeuvre « musicaliste » se situe au croisement du cubisme et du futurisme.
 
L’exemple de l’architecture indienne 

 Les productions architecturales en Inde constituent des jalons majeurs de la condition urbaine contemporaine : le rapport de la ville à son milieu naturel, celui de l’architecture à son empreinte culturelle et l’accélération de l’économie industrielle sont abordés frontalement par les architectes indiens depuis les années 1950 et déjouent les traditionnelles oppositions entre Est et Ouest, modernité et tradition, culture savante et vernaculaire, industrie et artisanat, modernité et spiritualité. « Modernités plurielles » présente le travail de l’architecte Raj Rewal (1934-) et les nombreux dessins et maquettes d’architecture dont l’architecte a fait don au Centre Pompidou.
 
 
 
 

dimanche 12 octobre 2014

Expo à Cahors : André Breton, initiateur découvreur


ANDRE BRETON : LA MAISON DE VERRE

Du 20 septembre au 20 décembre 2014

Musée de Cahors Henri-Martin : 792, rue Émile-Zola, 46000 Cahors
Tél : 05 65 20 88 66
 

Ouvert tous les jours (sauf mardi) 11h-18h, dimanche et jours fériés 14h-18h.
Fermé le 24, 25, 30 et 31 décembre 2014.


 
 
 
André Breton, l’homme du Surréalisme, est exposé à Cahors du 20 septembre 2014 au 29 décembre 2014. La Maison de verre, André Breton est la plus grande exposition consacrée au poète surréaliste depuis 20 ans,

Habiter une maison de verre, transparente comme l’air du matin – vivre dans un palais de cristal empli d’œuvres et d’objets choisis avec soin… S’en émerveiller constamment. André Breton a réalisé ce rêve : la collection qu’André Breton a élaborée tout au long de sa vie était riche de 15 00 objets et documents, rassemblés dans son modeste atelier de la rue Fontaine, à Paris. Ce n’est pas rien, d’autant que cela a façonné le surréalisme – et le site André Breton donne idée de son importance.
Julien Gracq, qui venait de temps à autre dans l’atelier, se montrait impressionné par cet assemblage hétéroclite d’objets souvent lourds de sens, mais tous légers, fragiles et merveilleux. Il y voyait un « refuge contre le machinal du monde » dans lequel Breton travaillait, ses objets formant autour de lui comme la cape d’un mage. André Breton, quant à lui, y puisait son énergie : « Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre, où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant. »
Antre de mage, atelier d’artiste, bureau d’écrivain, ce musée personnel rassemble des peintures, des dessins et des jeux, des masques océaniens ou inuits, des sculptures de tous les coins du monde (Europe, Océanie, Amériques), des fétiches et objets d’art sacré mais aussi des trouvailles, des pièces hétéroclites et insolites (une boule de voyante, un essieu de charrette sicilienne, une collection d’hameçons polynésiens, des racines interprétées, des coléoptères mordorés) qui, dans leur juxtaposition, ne vont pas sans évoquer une espèce d’« écriture automatique » de l’objet. Pas si automatique toutefois tant l’œil de Breton est sûr et que cette mystérieuse désordonnance visuelle offre d’unité plastique et de cohérence visuelle.

La collection d’André Breton fut dispersée en 2003 pour rejoindre des collections peu accessibles au grand public ; si, en ligne, le site André Breton donne accès à chacun de ses éléments, la voici aujourd’hui en partie ressurgie, IRL. 350 œuvres rassemblées par André Breton et créées par ses amis surréalistes seront exposées au musée de Cahors Henri-Martin du 20 septembre au 29 décembre 2014. Nombre d’entre elles n’ont jamais été exposées.

À la fois baroques, déroutants et puisant dans la quintessence de l’art moderne (Picasso, Magritte, Giacometti, Dalí, Picabia, Man Ray, Miró, Frida Kahlo, Max Ernst…), les objets sont commentés par Laurent Guillaut (conservateur du musée de Cahors Henri-Martin), Constance Krebs (éditrice du site André Breton) et Georges Sebbag (philosophe, auteur de nombreux ouvrages sur le surréalisme).
Un important catalogue (en librairie le 24 septembre), édité par les éditions de l’Amateur et introduit par Henri Béhar (historien de la littérature d’avant-garde et spécialiste d’André Breton) permet de comprendre le regard du fondateur du surréalisme, les liens entre cet assemblage d’artiste et l’œuvre du poète. Au sein de l’exposition, Nadia Benchallal, Mirabelle Rousseau et Sabine de Valon rendent hommage à André Breton.

En annexe de l’exposition, des œuvres d’Yves Le Guernic et d’Alain Prillard sont également exposées.


 
ANDRE BRETON vers 1950
 
 
"Pour la première fois, le public peut voir le bureau sur lequel Breton écrivait sous l'oeil sévère du Papou Ouli, sa statue hermaphrodite d'ancêtres posée sur cette grande table de bois où s'entassent pêle-mêle boîtes à tabac, pipes, collection de coléoptères, plumiers...
«Le bureau - et tout ce qu'il y a dessus - a été donné par Aube Elléouët à la bibliothèque littéraire de chercheurs Jacques Doucet, à Paris, mais il n'était pas vraiment accessible au grand public», indique Constance Krebs.

Sur les murs autour du meuble, un autoportrait de l'artiste peintre mexicaine Frida Kalho rappelle les moments de Breton passés avec elle et Léon Trotski à Mexico.
On y voit un Max Ernst, des toiles aux couleurs chatoyantes de l'Algérienne Baya - de son vrai nom Fatma Haddad -, dont il avait préfacé le catalogue, des Dali, Chirico, Magritte... Et ses découvertes d'arts primitifs Hopi ou océaniens.
Sans compter son Mur d'objets, partie de la collection permanente du musée parisien Georges Pompidou que le public pourra voir virtuellement, tout comme les Parisiens pourront profiter via internet du bureau exposé à Cahors jusqu'au 29 décembre.
«Un écran interactif permet au public de cliquer sur un objet du mur exposé à Beaubourg et de là-bas, la même chose avec le bureau exposé ici», explique Mme Krebs.
Une capacité d'amour sans limites
«L'exposition est certainement une ouverture plus large sur tous les centres d'intérêt de mon père et qui naviguaient autour de lui», confie, dans une rare entrevue accordée par téléphone à l'AFP, l'unique enfant de Breton, âgée de 79 ans.
André Breton a vécu de longs moments à l'Auberge des mariniers, qu'il avait achetée au peintre Henri-Martin à Saint Cirq-Lapopie, à une trentaine de kilomètres de Cahors.
Dans les années 1950-1960, il y reçut une pléthore d'artistes et Citoyens du Monde: les peintres Max Ernst et Miro, les photographes Man Ray et Henri Cartier-Bresson, le poète surréaliste Benjamin Péret..
L'Initiateur découvreur, sous-titre de l'exposition La maison de verre, avait découvert ce village médiéval juché au-dessus d'une vallée en venant soutenir la route Mondiale Numéro Un, le 24 juin 1950, dans une caravane de Citoyens du Monde, un mouvement déterminé à faire tomber les frontières après la Seconde guerre mondiale créé par le pilote américain Garry Davis.
Une borne assortie de clichés des 30 km de route mondiale pris par la photographe Nadia Benchallal, en pleine rediffusion des Actualités de l'époque, rappelle au visiteur cette période intense de la vie de Breton.
L'exposition s'ouvre sur une salle consacrée à une première partie importante de sa vie, la période dite de Nadja, son roman autobiographique (1928) et surnom de sa muse Léona Delcourt.
André Breton résumait déjà dans Nadja, dont des annotations originales sont exposées, toute sa philosophie: il écrit vivre dans une «Maison de verre», «où l'on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite...».
«Les messages de mon père à travers le surréalisme, c'était d'ouvrir plus grand les portes et les fenêtres vers plus de liberté dans tous les domaines», commente Aube Elléouët, en soi «une capacité d'amour sans limites»."


Béatrice KhadigeAgence France-Presse
Cahors
 
 
 

mardi 7 octobre 2014

Marcel Duchamp. La peinture, même

Marcel Duchamp. La peinture, même

CENTRE POMPIDOU
Rue Saint-Martin
Paris


24 septembre 2014 - 5 janvier 2015 de 11h00 à 21h00

Marcel Duchamp par Man Ray 1930
 
 
 
Une lecture renouvelée de l'œuvre peint de Marcel Duchamp, l'une des figures les plus emblématiques de l’art du 20ème siècle.
 
 
On a beaucoup glosé sur la rupture de Marcel Duchamp avec la peinture, mettant en avant, tel un leurre, le traumatisme psychologique originel causé par le rejet de son Nu descendant un escalier du Salon des indépendants de 1911 par ses amis et frères cubistes. À la lumière des quelques gestes iconoclastes dadaïstes et de l’invention du readymade, le créateur de Fountain, la « fontaine-pissotière », est généralement perçu comme celui qui a tué la peinture. Et pourtant le débat reste ouvert : le projet de Duchamp n’a-t-il pas été de la reformuler ? C’est cette lecture renouvelée de l’œuvre peint de l’une des figures les plus emblématiques de l’art du 20ème siècle que propose l’exposition du Centre Pompidou.
La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, son « Grand Verre », œuvre hermétique et complexe, occupe dans ce débat un statut ambigu. On peut y lire tout à la fois la négation et la sublimation de la peinture à travers un tableau impossible.
La découverte, après la disparition de Marcel Duchamp en 1968, de sa dernière œuvre Étant donnés 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage – préparée dans le secret pendant vingt ans (1946-1966) et dont le titre repris d’une des plus anciennes notes de La Boîte verte affirme clairement le lien avec le « Grand Verre » et sa thématique – brouille définitivement l’image d’un Duchamp iconoclaste. Ainsi les œuvres tardives telles que la série de moulages érotiques ou de gravures d'après les Maîtres (Prière de toucher, 1947 ; Feuille de vigne femelle, 1950 ; Objet dard, 1951 ; Coin de chasteté, 1954 ; Morceaux choisis, 1968) appartiennent à la genèse lente d'Étant donnés. Cette cohérence obsessionnelle se lit dès les débuts de peintre de Duchamp. C’est en cherchant à réinventer la peinture qu’il a construit son parcours artistique fait de recherches approfondies et de doutes, d’engagements entiers quasi romantiques et de rejets dégoûtés.
Dès les caricatures et les premiers nus de 1910, Marcel Duchamp pose la question du regard et du rapport entre le texte et l’image : le climat érotique dans lequel flottent ces œuvres et la thématique du voyeurisme qui les parcourt ancre son travail dans la lignée même de celui de Manet. Il dira à la fin de sa vie : « Tout est à base de climat érotique sans se donner beaucoup de peine. Cela remplace ce que d’autres écoles appelaient symbolisme, romantisme. Cela pourrait être, pour ainsi dire, un autre ‹ isme ›. L’érotisme était un thème, et même plutôt un ‹ isme ›, qui était la base de tout ce que je faisais au moment du ‹ Grand Verre ›. Cela m’évitait d’être obligé de rentrer dans des théories déjà existantes, esthétiques ou autres. » (Marcel Duchamp, entretien avec Pierre Cabanne, 1967). Les jeux de massacre de Noce de Nini pattes-en-l'air des baraques de fêtes foraines ou les films libertins sur le motif éculé du Déshabillage de la mariée forment la préhistoire du thème duchampien de La Mariée
L'œuvre de Duchamp est une œuvre de penseur critique : les dessins de caricature qu’il produit dans le sillage de son frère aîné Jacques Villon posent très tôt le rapport entre l’image et le commentaire écrit de la légende et du titre, vecteur de l’ironie dans son œuvre et de la place méta-critique de l’écriture. Lui-même date son engagement artistique de sa visite du Salon d’automne de 1905 où se tient une rétrospective de Manet, « le grand homme », et où explose le scandale de la « Cage aux fauves » avec les œuvres colorées de Matisse ou de Derain. Si l’on perçoit dans ses premiers nus une manière presque relâchée de la couleur et du dessin, de style fauve, très vite il stylise le dessin de ses figures et les insère dans un contexte abstrait, énigmatique, afin de rompre avec tout formalisme et tout naturalisme. Regardant du côté de peintres comme Félix Vallotton ou Pierre Girieud, il entreprend, au tournant de l’année 1910/1911, un cycle de peintures allégoriques Le Paradis, Le Buisson, Baptême où l’on décèle l’influence des toiles arcadiennes de Matisse : Le Luxe, 1907, Les Baigneuses à la tortue, 1908, ou encore La Danse et La Musique, 1910. Duchamp se souvient alors des impressionnantes « figures en aplats rouges et bleus ». Ainsi, lorsque celui-ci attribue, tardivement, sa réaction contre la peinture « rétinienne » à la découverte des œuvres allégoriques de Böcklin, durant l’été 1912, il néglige de rappeler que c’est une démarche qu’il a entamée bien auparavant.
Artiste singulier, Duchamp, à rebours de ses contemporains et de ses débuts fauves, regarde du côté du symbolisme. Cherchant à insuffler à sa peinture une dimension autre, antinaturaliste, il s’intéresse en effet à la littérature et la peinture de ce mouvement de la fin du siècle. Lorsqu’on l’interroge sur l’influence de Cézanne, Duchamp situe son « point de départ personnel » dans l’œuvre de Redon dont il admire les noirs, les échos poétiques mallarméens et les personnages nimbés. Sensibilisé par son entourage – aux phénomènes de radiations extra-rétiniennes, le « halo électrique », à la question des fluides, des rayons X – Duchamp entoure ses figures d’une aura, signe, selon lui, « de ses préoccupations subconscientes vers un métaréalisme », une peinture de l’invisibilité. Un peu plus tard, il accolera sa Mariée à la « voie lactée », gigantesque nimbe qui marque son passage d’un état à un autre dans le « Grand Verre ». Ce singulier retour vers le symbolisme s’appuie sur des découvertes littéraires, celle surtout de la poésie de Jules Laforgue, dont la mélancolie ironique et les sonnets mêlent trivialité et jeux de mots.
Ce n'est qu’à la toute fin 1911 que Marcel Duchamp rejoint le groupe des cubistes réunis à Puteaux le dimanche chez ses frères Villon et Duchamp-Villon. Au Salon des indépendants de 1911, alors que Jean Metzinger, Albert Gleizes, Fernand Léger, Henri Le Fauconnier se réunissent dans la salle 41 dite « cubiste », il est représenté par une toile allégorique post ou néo-symboliste, Le Buisson. Séduit par l’appétit théorique d’un Metzinger, par les questions de cinétisme et de géométrie, notamment la quatrième dimension, par la décomposition du mouvement des chronophotographies d’Étienne-Jules Marey, Duchamp décline une série de tableaux « diagrammatiques » qui annoncent la série d’œuvres optiques et cinématographiques des années 1920 et se rapprochent des œuvres futuristes italiennes. Sans se départir de son humour et de son intention poétique « non-rétinienne », il peint un état d’âme, un Jeune homme triste dans un train, support plastique d’une approche non-euclidienne de l’espace et du mouvement; il inscrit le titre de son tableau Nu descendant un escalier sur la toile, induisant un décalage ironique qui lui attire la franche désapprobation du groupe. Ce tableau fera le succès de Duchamp aux États-Unis, et figure avec d’autres de ses œuvres cubistes au Salon de la Section d’or qui réunit en octobre 1912 Picabia, Gris, Kupka, ses frères, Léger, Gleizes, Metzinger…
Avec Nu descendant un escalier se développe la conception du « corps mécanique » si particulière à la peinture de Duchamp. Le fantasme de la machine est au cœur de l’imaginaire littéraire et artistique en ce début de siècle. Duchamp visitant en compagnie de Fernand Léger et de Brancusi le Salon de l’aéronautique, fin 1912, s’extasie sur la perfection sculpturale d’une hélice d’avion ; son voyage automobile à tombeau ouvert, avec Picabia et Apollinaire, de Paris vers le Jura, en octobre 1912, lui inspire le thème des « nus vites » et l’hybridation mécanomorphe. Lui-même joueur passionné, il cristallise autour du jeu d’échecs une iconographie toute personnelle mêlant anticipation abstraite et psychique du mouvement et projection mécaniste et sexuelle sur les pièces du jeu, les pions « nus vites », le Roi et la Reine : « Si on parle de beauté, il y en a un peu plus dans le jeu d’échecs que dans les mathématiques – la beauté dans le jeu d’échecs est plus plastique (pris au sens de la forme physique) qu’en mathématiques. En mathématiques, ‹ le carré est une possibilité de carré ›. Aux Échecs, quand on parle d’une belle résolution à un problème, cela provient d’une pensée abstraite qui se résout dans la forme physique d’un Roi faisant cela ou d’une reine faisant ceci. Comme si une chose abstraite était rendue vivante. Reine ou Roi deviennent des animaux qui se comportent selon une pensée abstraite mais vous voyez la reine faire cela – vous sentez une reine faire cela – vous la touchez… alors qu’une beauté mathématique reste toujours abstraite. La beauté architecturale n’est pas une beauté mathématique. » (Marcel Duchamp, entretien avec Sweeney, 1945).
Un autre grand pas de l’évolution artistique de Duchamp est franchi l’été 1912, été durant lequel il s’installe à Munich. Il y visite quelques grands musées européens (Bâle, Vienne, Dresde, Berlin), posant ainsi les prémices de son « Grand Verre » : La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. « Mon séjour à Munich fut la scène de ma libération complète, alors que j’établissais le plan général d’une œuvre à grande échelle qui devait m’occuper pour une longue période, à la mesure de toutes sortes de problèmes techniques nouveaux qu’il me faudrait résoudre », raconte-t-il. La capitale bavaroise, haut lieu de l’ésotérisme mais aussi de la technique, berceau de l’abstraction de Kandinsky et conservatoire de très beaux Cranach, lui offre un contexte de sources nouvelles à partir desquelles il élabore là ses peintures les plus abouties : Le Passage de la Vierge à la Mariée, La Mariée. La Reine est remplacée par la Mariée, la polysémie de l'idée du « passage » géométrique, chimique, psychologique, physiologique, sexuelle ou métaphysique est volontairement explorée; la technique méticuleuse de l’huile sur toile tend à se rapprocher des glacis des Vénus de Cranach qui préfigurent la transparence du verre.
À partir du printemps 1913, l’épopée artistique de Marcel Duchamp prend fin : il choisit de ne plus être socialement un artiste et occupe jusqu'à son départ pour les États-Unis, en juin 1915, un poste d'assistant bibliothécaire / magasinier à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Tout à son projet grandiose, il approfondit ses connaissances en géométrie, mathématiques, perspective et anamorphoses, optique, lisant beaucoup, compulsant librement d’antiques ouvrages… Il accumule des notes à travers lesquelles il noue, avec ces auteurs disparus, un dialogue intellectuel et littéraire – néologismes, citations modifiées, calembours, croquis – forment le palimpseste de son « Grand Verre ». Il met en place ses composants par expérimentations successives : fil sur toile, fil de plomb sur verre, pigments non-orthodoxes comme le minium ou la poussière…. À la suite de la Mariée qu’il souhaite inscrire dans le registre supérieur par un report photographique, il conçoit le panneau du bas, le domaine des célibataires, avec la Broyeuse de chocolat, les premières études sur verre dont les Neuf Moules Mâlics. Il adopte, tel un géomètre, un style sec et précis, objectif, et rétablit une perspective symétrique et frontale. Il investit alors, paradoxalement, dans l’objet, la part subjective de hasard et d’aléatoire par le biais des « stoppages-étalon » – unité de mesure propre à Duchamp – et des premiers readymade, définis par Duchamp comme un rendez-vous entre un objet, une inscription et un moment donné, en écho aux mots de Mallarmé : « Évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme par une série de déchiffrements ».
« Le Grand Verre » sera la dernière œuvre que Duchamp présentera au public : « Quand j'arrivai à New York en 1915, je commençai cette peinture reprenant et regroupant les différents éléments à leur juste emplacement. Deux mètres cinquante de haut, la peinture est constituée de deux grandes plaques de verre. J’ai commencé à travailler dessus en 1915 mais elle n’était pas achevée en 1923, quand je l’abandonnai dans l’état où elle est aujourd’hui. Pendant tout le temps où je la peignais, j’écrivis un grand nombre de notes qui devaient former le complément de l'expérience visuelle, comme un guide ».
Un tableau qui tente de saisir ce qui échappe à la rétine… le dernier tableau.
 
Par Cécile Debray, commissaire de l’exposition


 
MARCEL DUCHAMP-1934 La Mariée mise a nu par ses célibataires même (LA BOITE VERTE)
 
 
 
Marcel Duchamp-1912 Le Passage de la Vierge à la Mariée