samedi 2 mars 2013

MANIFESTE DU SURREALISME-ANDRE BRETON 1924 X

MASQUE EN PLATRE D'ANDRE BRETON

Le surréalisme ne permet pas à ceux qui s’y adonnent de le délaisser quand il leur plaît. Tout porte à croire qu’il agit sur l’esprit à la manière des stupéfiants ; comme eux il crée un certain état de besoin et peut pousser l’homme à de terribles révoltes. C’est encore, si l’on veut, un bien artificiel paradis et le goût qu’on en a relève de la critique de Baudelaire au même titre que les autres. Aussi l’analyse des effets mystérieux et des jouissances particulières qu’il peut engendrer — par bien des côtés le surréalisme se présente comme un vice nouveau, qui ne semble pas devoir être l’apanage de quelques hommes ; il a comme le haschisch de quoi satisfaire tous les délicats —, une telle analyse ne peut manquer de trouver place dans cette étude.

1° Il en va des images surréalistes comme de ces images de l’opium que l’homme n’évoque plus, mais qui « s’offrent à lui, spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les congédier ; car la volonté n’a plus de force et ne gouverne plus les facultés[15]. » Reste à savoir si l’on a jamais « évoqué » les images. Si l’on s’en tient, comme je le fais, à la définition de Reverdy, il ne semble pas possible de rapprocher volontairement ce qu’il appelle « deux réalités distantes ». Le rapprochement se fait ou ne se fait pas, voilà tout. Je nie, pour ma part, de la façon la plus formelle, que chez Reverdy des images telles que :

Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule
ou :
Le jour s’est déplié comme une nappe blanche
ou :
Le monde rentre dans un sac
offrent le moindre degré de préméditation. Il est faux, selon moi, de prétendre que « l’esprit a saisi les rapports » des deux réalités en présence. Il n’a, pour commencer, rien saisi consciemment. C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue ; elle est, par conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les deux conducteurs. Lorsque cette différence existe à peine comme dans la comparaison[16], l’étincelle ne se produit pas. Or il n’est pas, à mon sens, au pouvoir de l’homme de concerter le rapprochement de deux réalités si distantes. Le principe d’association des idées, tel qu’il nous apparaît, s’y oppose. Ou bien faudrait-il en revenir à un art elliptique, que Reverdy condamne comme moi. Force est donc bien d’admettre que les deux termes de l’image ne sont pas déduits l’un de l’autre par l’esprit en vue de l’étincelle à produire, qu’ils sont les produits simultanés de l’activité que j’appelle surréaliste, la raison se bornant à constater, et a apprécier le phénomène lumineux.

Et de même que la longueur de l’étincelle gagne à ce que celle-ci se produise à travers des gaz raréfiés, l’atmosphère surréaliste créée par l’écriture mécanique, que j’ai tenu à mettre à la portée de tous, se prête particulièrement à la production des plus belles images. On peut même dire que les images apparaissent, dans cette course vertigineuse, comme les seuls guidons de l’esprit. L’esprit se convainc peu à peu de la réalité suprême de ces images. Se bornant d’abord à les subir, il s’aperçoit bientôt qu’elles flattent sa raison, augmentent d’autant sa connaissance. Il prend conscience des étendues illimitées où se manifestent ses désirs, où le pour et le contre se réduisent sans cesse, où son obscurité ne le trahit pas. Il va, porté par ces images qui le ravissent, qui lui laissent à peine le temps de souffler sur le feu de ses doigts. C’est la plus belle des nuits, la nuit des éclairs : le jour, auprès d’elle, est la nuit.

Les types innombrables d’images surréalistes appelleraient une classification que, pour aujourd’hui, je ne me propose pas de tenter. Les grouper selon leurs affinités particulières m’entraînerait trop loin ; je veux tenir compte, essentiellement, de leur commune vertu. Pour moi, la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas ; celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que s’annonçant sensationnelle, elle ait l’air de se dénouer faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son compas), soit qu’elle tire d’elle-même une justification formelle dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire. En voici, dans l’ordre, quelques exemples :
Le rubis du Champagne. Lautréamont.
Beau comme la loi de l’arrêt du développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n’est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s’assimile. Lautréamont.

Une église se dressait éclatante comme une cloche. Philippe Soupault.
Dans le sommeil de Rrose Sélavy il y a un nain sorti d’un puits qui vient manger son pain la nuit. Robert Desnos.

Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait. André Breton.
Un peu à gauche, dans mon firmament deviné, j’aperçois — mais sans doute n’est-ce qu’une vapeur de sang et de meurtre — le brillant dépoli des perturbations de la liberté. Louis Aragon.

Dans la foret incendiée,
Les lions étaient frais. Roger Vitrac.
La couleur des bas d’une femme n’est pas forcément à l’image de ses yeux, ce qui a fait dire à un philosophe qu’il est inutile de nommer : « Les céphalopodes ont plus de raisons que les quadrupèdes de haïr le progrès. » Max Morise.

Qu’on le veuille ou non, il y a là de quoi satisfaire à plusieurs exigences de l’esprit. Toutes ces images semblent témoigner que l’esprit est mûr pour autre chose que les bénignes joies qu’en général il s’accorde. C’est la seule manière qu’il ait de faire tourner à son avantage la quantité idéale d’événements dont il est chargé[17]. Ces images lui donnent la mesure de sa dissipation ordinaire et des inconvénients qu’elle offre pour lui. Il n’est pas mauvais qu’elles le déconcertent finalement, car déconcerter l’esprit c’est le mettre dans son tort. Les phrases que je cite y pourvoient grandement. Mais l’esprit qui les savoure en tire la certitude de se trouver dans le droit chemin ; pour lui-même, il ne saurait se rendre coupable d’argutie ; il n’a rien à craindre puisqu’en outre il se fait fort de tout cerner.

2° L’esprit qui plonge dans le surréalisme revit avec exaltation la meilleure part de son enfance. C’est un peu pour lui la certitude de qui, étant en train de se noyer, repasse, en moins d’une minute, tout l’insurmontable de sa vie. On me dira que ce n’est pas très encourageant. Mais je ne tiens pas à encourager ceux qui me diront cela. Des souvenirs d’enfance et de quelques autres se dégage un sentiment d’inaccaparé et par la suite de dévoyé, que je tiens pour le plus fécond qui existe. C’est peut-être l’enfance qui approche le plus de la « vraie vie » ; l’enfance au-delà de laquelle l’homme ne dispose, en plus de son laisser-passer, que de quelques billets de faveur ; l’enfance où tout concourait cependant à la possession efficace, et sans aléas, de soi-même. Grâce au surréalisme, il semble que ces chances reviennent. C’est comme si l’on courait encore à son salut, ou à sa perte. On revit, dans l’ombre, une terreur précieuse. Dieu merci, ce n’est encore que le Purgatoire. On traverse, avec un tressaillement, ce que les occultistes appellent des paysages dangereux. Je suscite sur mes pas des monstres qui guettent ; ils ne sont pas encore malintentionnés à mon égard et je ne suis pas perdu, puisque je les crains. Voici « les éléphants à tête de femme et les lions volants » que, Soupault et moi, nous tremblâmes naguère de rencontrer, voici le « poisson soluble » qui m’effraye bien encore un peu. POISSON SOLUBLE, n’est-ce pas moi le poisson soluble, je suis né sous le signe des Poissons et l’homme est soluble dans sa pensée ! La faune et la flore du surréalisme sont inavouables.

3° Je ne crois pas au prochain établissement d’un poncif surréaliste. Les caractères communs à tous les textes du genre, parmi lesquels ceux que je viens de signaler et beaucoup d’autres que seules pourraient nous livrer une analyse logique et une analyse grammaticale serrées, ne s’opposent pas à une certaine évolution de la prose surréaliste dans le temps. Venant après quantité d’essais auxquels je me suis livré dans ce sens depuis cinq ans et dont j’ai la faiblesse de juger la plupart extrêmement désordonnés, les historiettes qui forment la suite de ce volume m’en fournissent une preuve flagrante. Je ne les tiens à cause de cela, ni pour plus dignes, ni pour plus indignes, de figurer aux yeux du lecteur les gains que l’apport surréaliste est susceptible de faire réaliser à sa conscience.

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