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samedi 3 août 2013

ANDRE BRETON ; PREFACE AUX "LETTRES DE GUERRE" DE JACQUES VACHE (EDITEES EN 1919)

 
 
 
Jacques Vaché en uniforme de l'armée française vers 1915
 
 

 
  
Jacques Pierre Vaché, né à Lorient le 7 septembre 1895 et mort à Nantes le 6 janvier 1919, est un écrivain et un dessinateur français qui n'a laissé pour toute œuvre qu'une série de lettres, quelques textes et quelques dessins. Sa personnalité a exercé une profonde influence sur les surréalistes et, tout particulièrement, sur André Breton.
 
 
 
 
 
 
INTRODUCTION
À T. Fraenkel.

 
Les siècles boules de neige n'amassent en roulant que de petits pas d'hommes. On n'arrive à se faire une place au soleil que pour étouffer sous une peau de bête. Le feu dans la campagne d'hiver attire tout au plus les loups. On est mal fixé sur la valeur des pressentiments si ces coups de bourse au ciel, les orages dont parle Baudelaire, de loin en loin font apparaître un ange au judas.

 
C'est ainsi qu'en 1916 ce pauvre employé qui veillait permit à un papillon de demeurer sous l'appareil réflecteur dans son bureau. En dépit de sa jolie visière, — on était dans l'Ouest — il semblait n'avoir dans la tête qu'un alphabet morse. Il passait son temps à se souvenir des falaises d'Étretat et de parties de saute-mouton avec les nuages. Aussi accueillit-il avec empressement l'officier aviateur. A vrai dire, on ne sut jamais dans quelle arme Jacques servait. Je l'ai vu couvert d'une cuirasse, couvert n'est pas le mot, c'était le ciel pur. Il rayonnait avec celle rivière au cou, l'Amazone, je crois, qui arrose encore le Pérou. Il avait incendié de grandes parties de forêt-vierge, on le voyait à ses cheveux et à tous les beaux animaux qui s'étaient réfugiés en lui. Ce n'est pas le serpent à sonnettes qui m'empêcha jamais de lui donner la main. Il redoutait plus que tout certaines expériences sur la dilatation des corps. Si cela, disait-il, n'entraînait que des déraillements ! La barre qu'on chauffe à blanc dans Michel Strogoff n'était donc pas faite pour l'aveugler. Je l'ai vu souvent prendre à parti le Maître de Forges qu'il n'avait pas lu.

 
« Le feu du rasoir se communique à deux ou trois chambrettes en forme d'œufs dans un nid. Vous ferez bien de repasser. Le fer à cheval est une jolie invention à l'usage des gens sédentaires et s'explique par les vers d'Alfred de Musset. — Du temps des Grecs, le vase de Soissons (il montre sa tête, la garniture de cheminée) ; ainsi de suite.

 
Les élégances masculines sortent de l'ordinaire. La couverture du Miroir des Modes est couleur de l'eau qui baigne le gratte-ciel où on l'imprime. Les ventres humains, bâtis sur pilotis, sont par ailleurs d'excellents parachutes. La fumée qui s'échappe de ces chapeaux hauts de forme encadre de noir le diplôme d'honneur que nous voulions montrer aux amis et connaissances. Un jour les décorations nous grimperont après comme de petits chats.

 
Si nous nous mettons encore à genoux devant la femme, c'est pour lacer son soulier. Dans les retours sur soi, mieux vaut emprunter les routes carrossables. La voiture de madame est avancée puisque les chevaux tombent à la mer. Aimer et être aimé se poursuivent sur la jetée, c'est dangereux. Soyez sûrs que nous jouons plus que notre fortune dans les casinos. Surtout, ne pas tricher. Tu sais, Jacques, le joli mouvement des maîtresses sur l'écran, lorsqu'enfin on a tout perdu ? Fais voir les mains, sous lesquelles l'air est ce grand instrument de musique : trop de chance, tu as trop de chance. Pourquoi aimes-tu faire affluer le sang bleu aux joues de cette petite ? J'ai connu un appartement qui était une merveilleuse toile d'araignée.

 
Il y avait au centre de la pièce une cloche assez grosse qui rendait un son vexant tous les ans ou tous les quarts d'heure. À l'en croire la guerre n'aurait pas toujours existé, on n'aurait jamais su par ce temps ce qui pouvait arriver, etc. Il y avait bien entendu de quoi rire. Le débardeur d'alors n'y manquait pas, son amie lui faisait de jolies dettes comme de la dentelle. L'ancien élève de M. Luc Olivier Merson savait sans doute qu'en France l'émission de fausse-monnaie est sévèrement punie. Que voulez-vous que nous fassions ? La belle affiche : Ils reviennent. — Qui ? — Les Vampires, et dans la salle éteinte les lettres rouges de Ce soir-là. Tu sais, je n'ai plus besoin de prendre la rampe pour descendre, et sous des semelles de peluche, l'escalier cesse d'être un accordéon.

 
Nous fûmes ces gais terroristes, sentimentaux à peine plus qu'il était de saison, des garnements qui promettent. Tout ou rien nous sourit. L'avenir est une belle feuille nervée qui prend les colorants et montre de remarquables lacunes. Il ne tient qu'à nous de puiser à pleines mains dans les chevelures échouées. Le repas futur est servi sur une nappe de pétrole. L'ingénieur des usines et le fermier général ont vieilli. Nos pays chauds, ce sont les cœurs. « Nous avons mené la vie tambour battant. — Mon cher André, les épures vous laissent froid. J'ai fait venir ce rhum de la Jamaïque. L'élevage, voyez-vous, raidit l'herbe des prés ; d'un autre côté je compte sur le sommeil pour tondre mes troupeaux. L'alouette du matin, c'est encore une de vos paraboles. »

 
Les équilibres sont rares. La terre qui tourne sur elle même en vingt-quatre heures n'est pas le seul pôle d'attraction. Dans le Colorado brillant les filles montent à cheval et ravagent superbement notre désir. Les blouses étoilées des porteurs d'eau, ce sont nos calculs approchants. Les croisés s'arrêtaient à des puits empoisonnés pour boire.

 
Le célèbre baptême du feu rentre dans la nuit des superstitions adorables où figurent pour moi ces deux poissons attachés par une corde. C'est à elle que je t'abandonne. Des fruits moisissent sur l'arbre dans le feuillage noir. Je ne sais pas si l'on bat le grain ou s'il faut chercher une ruche tout près. Je pense à une noce juive. Un intérieur hollandais est ce qu'il y a de plus loin. Je te vois, Jacques, comme un berger des Landes : tu as de grosses échasses de craie. Le boisseau de sentiments n'est pas cher cette année. Il faut bien faire quelque chose pour vivre et la jolie relève à la capote souillée est une laitière dans le brouillard. Tu méritais mieux, le bagne par exemple. Je pensais t'y trouver avec moi en voyant le premier épisode de La Nouvelle Aurore, — mon cher Palas. Pardon. Ah ! nous sommes morts tous deux.

 
C'est vrai que le monde réussit à bloquer toutes les machines infernales. Il n'y a pas de temps perdu ? De temps, on veut dire les bottes de sept lieues. Les boîtes d'aquarelles se détériorent. Les seize printemps de William. R. G. Eddie... gardons cela pour nous.

 
J'ai connu un homme plus beau qu'un mirliton. Il écrivait des lettres aussi sérieuses que les Gaulois. Nous sommes au vingtième siècle (de l'ère chrétienne) et les amorces partent sous les talons d'enfants. Il y a des fleurs qui éclosent spécialement pour les articles nécrologiques dans les encriers. Cet homme fut mon ami.

 

ANDRE BRETON

RENE CLEVEL / LA MYSTICITE QUOTIDIENNE DE MAX JACOB

 
 
 
Max Jacob, chez Picasso, boulevard de Clichy, 1910-1911 -par Pablo Picasso
 
 
 


René Crevel
 
 
LA MYSTICITÉ QUOTIDIENNE DE MAX JACOB

 Axiome : l’inquiétude seule pare infailliblement de quelque grandeur les individus, leurs gestes. Ce n’est point, à la vérité, que nous supportions encore les larmes trop faciles de certains désespoirs, mais pour que l’homme nous intéresse, sous le masque, il faut que se devine un tourment. Je ne sais quelle définition les dictionnaires proposent de la mysticité ; pourquoi ne point convenir que de ce nom se baptise l’état même d’inquiétude ? Ainsi, dira-t-on, Max Jacob est un mystique, sans avoir au reste à se préoccuper de ce que peut valoir sa foi : c’est que, pour nous témoins, l’objet de la passion importe peu ; seul nous décide à aimer le rythme du chant qui anime.

Tous les hommes, au moins une fois dans leur existence, ont soupiré, la tête entre les paumes « Pourquoi ? ». Il faut bien admettre avec Bacon que, du point de vue le plus humain, la recherche des causes finales, comme une vierge consacrée à Dieu, est stérile. Mais cette recherche des causes finales, distrayant des vulgarités coutumières, aide à supporter les années d’ennui qu’on appelle alors années d’attente ; cependant l’incapacité où nous sommes d’acquérir une certitude nous laisse parfois en route, avec le désespoir de ne pas encore soupçonner le but, la cause finale ; au sein même de la mysticité, certaines contradictions rendent donc impossible un bonheur simple.

Max Jacob écrit : Antithèse. Ce mot à lui seul est une préface en tête d’un livre où le poète cache, sous l’expression de la joie, le désespoir de n’en avoir pas trouvé la réalité.
Tous les mystiques ont connu cette antithèse, car c’est bien le contraste de leurs profondes aspirations, auxquelles, malgré eux, ils obéissent, qui crée l’angoisse où il doivent vivre ; jouets d’une marée puissante, ils suivent tour à tour le flux et le reflux ; avant les soirs d’extase, il y a les journées de la période mondaine. Mais presque tous, tandis qu’une nouvelle vague les porte à d’autres rivages, ne se rappellent plus que, cinq minutes auparavant, le flot les menait vers des îles contraires.
Tiraillé en tous sens, un Verlaine par exemple, a toujours un lyrisme unilatéral ; les médecins l’expliquent en rapprochant érotisme et mysticité.

Max Jacob, au contraire, voit de tous côtés ; il sait le travail intime de sa pensée, de son cœur ; il pourrait sortir les parcelles de son âme comme les pierres d’une mosaïque, et jamais il n’oublie rien de sa vie quotidienne; c’est d’elle qu’il part, et il va jusqu’aux plus hauts sommets, comme du niveau de la mer au faîte de l’Himalaya. « Je suis revenu de la Bibliothèque nationale, j’ai déposé ma serviette, j’ai cherché mes pantoufles et quand j’ai relevé la tête, il y avait quelqu’un sur le mur, il y avait quelqu’un. »

Les époques et les pays lui sont familiers ; il les arrange à la manière des intérieurs, remarque un détail, le caresse, s’en agace et retourne à l’éther, au paradis ; puis en extase, subitement, il se souvient du jeu banal qui l’occupait tout à l’heure ; il retourne sur la terre, à Montparnasse, et au milieu de l’orgie, quand on frappe à la porte de l’atelier, il s’écrie « c’est le prêtre, c’est la croix. C’est la bannière et c’est la procession ». Tout le monde est dans l’effroi. Il croit qu’on partage sa pieuse terreur : « Entrez mon Seigneur. Or ce n’était que le commissaire de police, un vilain moustachu avec sa ceinture. »
A cause de cette naïveté dans la confession, beaucoup ont mis en doute la foi de Max Jacob ; on l’aime comme un paradis à la Charlot ; les grandes personnes ne veulent pas avoir l’air d’y croire. A vrai dire cette mysticité quotidienne, qui met dans la vie ce qui pour l’ordinaire se laisse dans les temples, déçoit un peu. On s’attend à quelque concert grave, or, au lieu de choisir l’orgue, Max Jacob s’accompagne de la guitare, le piano mécanique et le banjo. La grand-messe du dimanche se joue à l’orchestre du cinéma. Mais cette naïveté chez un homme qui sait par ailleurs se montrer si perspicace, n’est-elle pas touchante comme un geste de petit enfant ?

Amis des objets familiers, il sait aux pensées futiles mêler la plus belle gravité.

Un poème commence ainsi :

Flegmatique et sensuel, je l’étais, je le reste
Si je digère mal, c’est que je suis si mou.


Et s’achève :

Navré quand tu t’en vas, joyeux quand tu t’approches,
Je ne peux qu’espérer l’amour.
Ce sont là des tourments, chrétiens de vieille roche
Que vous ignorerez toujours.
J’offre cet océan, la foi un cœur de pierre ;
Mon espérance au front la couronne de lierre.


Dans sa richesse multiple et décevante, celui qui s’écrie : « Max est pécheur, Max est un homme », se crucifie chaque jour aux idées du maître ; bon larron, mais vrai bon larron, petit neveu du Galiléen par lui tant aimé.

1923 RENE CLEVEL