Yeux, miroir, bouche... Cette saison, la mode joue avec tous les codes chers à Man Ray, Magritte et Dali pour réveiller l'accessoire et chahuter le luxe.
MAN RAY-SANS TITRE
Trompe-l'oeil, anthropomorphisme, ready-made: la mode redécouvrirait-elle la grammaire surréaliste? Les accessoires semblaient cantonnés à un minimalisme ultraconceptuel, les voici désormais pimentés, affolés par l'arrivée d'oeuvres d'art à porter qui s'inspirent d'un mouvement perçu comme l'onde de choc artistique du début du xxe siècle.
Le rêve des surréalistes
Dès les années 1920, André Breton et ses compères prônaient l'abolition de la distinction entre rêve et réalité, encourageant la société à se laisser envahir par ses désirs inconscients. Aujourd'hui, l'univers du luxe pioche dans ces codes surréalistes pour inviter à fuir, via la magie du rêve, la réalité abrupte du quotidien.
Les citations se bousculent. Un oeil géant flotte dans la devanture du grand magasin new-yorkais Barneys en hommage aux peintures de Magritte -qu'on retrouve aussi dans les ciels bleus du défilé Dior. W Magazine choisit d'orner le visage de Tilda Swinton d'un maquillage imitant des mille-pattes courant sur ses sourcils.
Point de mire de ce revival: la renaissance de la maison d'Elsa Schiaparelli, reine en son temps de la mode surréaliste. "Les références sont partout", confirme Didier Ottinger, directeur adjoint du musée d'Art moderne et commissaire de l'exposition Le Surréalisme et l'objet. "On retrouve cette même recherche de formes moins fonctionnelles que fantasmatiques, une prise de conscience de l'étrange, de l'idée que le monde n'est pas stable, mais taraudé par le rêve."
Les puristes rétorqueront qu'on ne peut parler de "créateurs de mode surréalistes" -le mouvement artistique, très politisé à ses débuts, rejetait les codes bourgeois ou consuméristes-, pourtant, ces deux mondes se sont beaucoup fréquentés. A l'époque, les accessoires féminins sont utilisés dans des ready-made: on pense aux jupons encadrés d'André Breton ou aux escarpins déguisés en dinde prête à passer au four de Meret Oppenheim. "Ces éléments étaient très appréciés des surréalistes à cause de leur symbolique fétichiste et de leur pouvoir fantasmatique", explique Didier Ottinger.
Mais ce sera Elsa Schiaparelli, amie proche du mouvement, qui utilisera la première ces codes pour subvertir l'univers du luxe en lui donnant un aspect surnaturel. Avec l'aide de Gala et Salvador Dali, elle opère un troublant déplacement des références et des limites préétablies. Du poudrier déguisé en cadran de téléphone aux gants aux ongles laqués de rouge, en passant par le chapeau en forme de soulier, Schiap annonce une nouvelle manière de définir et de situer le corps de la femme au sein d'une création iconoclaste et profondément choquante pour ses contemporains.
Aujourd'hui, la mode aime fouiller dans la boîte à outils surréaliste pour déconstruire ses propres valeurs. Dans le sillage des héritières du mouvement (les rédactrices et muses Isabella Blow et Anna Piaggi, dont la collection de couvre-chefs spectaculaires fait l'objet d'une exposition au palazzo Morando, à Milan), Delfina Delettrez, fille de Silvia Fendi et créatrice de bijoux oeuvrant pour Kenzo, détourne l'univers du luxe dans lequel elle baigne depuis l'enfance.
Passionnée par les éléments anthropomorphiques, elle a créé une bague trois doigts, ornée d'un oeil, d'un nez et d'une bouche - portrait éclaté qui n'est pas sans rappeler les cadavres exquis d'André Breton ou les visages de Magritte. Ses pièces à double emploi (bague miroir ou porte-rouge à lèvres) "cherchent à inverser, comme le fait le rêve, l'ordre logique des choses afin de créer des connexions spontanées entre divers éléments". Pour la jeune femme, "le luxe, en perpétuelle quête de rareté, aime se rapprocher de l'art", mais, pour ses créations, "c'est le corps qui habille le bijou et non pas le contraire".
Le surréalisme réinterprété avec des outils contemporains
La créatrice turque Yazbukey décrit ses accessoires hauts en couleur et pleins d'humour comme de la "sophistipop" car, pour elle, le surréalisme doit être réinterprété avec des outils contemporains. Ainsi, ses pendentifs en forme d'oeil ou de bouche puisent également dans la culture graffiti, les jeux de société. "Je refuse de marquer une frontière entre rêve et réalité. Avec mes bijoux, on peut devenir ce qu'on veut, c'est Cendrillon et la citrouille", dit-elle.
Ce jeu de vrai et de faux s'exprime dans de larges parures évoquant celles de la famille royale anglaise -mais entièrement faites de Plexiglas-, lointain écho aux colliers de verre en forme de glaçons du sculpteur Joseph Cornell.
Valeur clef des surréalistes, le décalage entre noble et populaire s'exprime aussi chez Céline: sur des claquettes de piscine fourrées de vison ou de somptueux manteaux en laine imitant les sacs en plastique quadrillés du magasin Tati.
Chez d'autres créateurs, ce sont les animaux imaginaires qui dominent, comme sur les pochettes de Nancy Gonzalez, spécialiste des peaux exotiques. Dans sa dernière collection, elle a imprimé ou découpé une base en alligator afin de la déguiser en un nouvel animal chimérique. "J'ai cherché à briser les frontières, j'ai voulu créer une réalité parallèle", dit-elle de ses créations.
Les nouvelles technologies ont ouvert de nombreuses portes vers le surnaturel. Ainsi, la créatrice néerlandaise Iris Van Herpen recrée des effets organiques (bois, eau) à l'aide de matériaux high-tech et d'imprimantes 3D, afin, dit-elle, de "s'éloigner au maximum du naturel pour, paradoxalement, y revenir". Quant à la styliste anglaise Mary Katrantzou, ses robes et ses accessoires ornés d'impressions numériques représentent des paysages et des structures architecturales en trompe l'oeil.
Si, pour Schiaparelli, le surréalisme était une nouvelle façon d'appréhender l'acte créatif en se laissant guider par son inconscient, ce désir de penser la création différemment anime nombre de designers actuels. Quand le chausseur italien Cesare Casadei dessine des cuissardes qui semblent couvertes de cheveux fluo pour sa marque du même nom, il affirme être "à la recherche d'une émotion" plutôt que d'un résultat purement esthétique.
Même constat chez la modiste parisienne Laurence Bossion, qui imagine des couvre-chefs en forme d'entonnoir et dit "laisser la matière la guider", comme dans l'écriture automatique. Pour elle, "détourner un objet permet d'en exacerber toute la symbolique, la poésie cachée". En disant: "Quand les temps sont durs, la mode est extravagante", Elsa Schiaparelli n'imaginait pas à quel point elle était visionnaire.
L'Express.fr, publié le
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