42 RUE FONTAINE L'ATELIER D'ANDRE BRETON (photographie de Gilles Ehrmann, 2003)
En ce jour d'hiver de 1989, la voiture de François Mitterrand s'arrête devant le 42, rue Fontaine, à deux pas de la place Blanche et du Moulin-Rouge. Les gardes du corps se postent discrètement dans le minuscule escalier. Le président s'engouffre dans le long couloir, traverse une cour sombre et monte au "deuxième étage et demi", où André Breton a vécu de 1922 jusqu'à sa mort, à 70 ans, en 1966. Quand la porte s'ouvre, François Mitterrand est projeté dans un atelier féerique: une toile de Miro voisine avec une collection de moules à gaufre, un masque esquimau avec les oeuvres complètes de Trotski (dédicacées, bien sûr), un nu de Magritte avec des bénitiers du XVIIIe siècle, un fétiche de Nouvelle-Guinée avec une photographie en noir et blanc de Man Ray.
C'est Elisa, la dernière épouse du poète, qui accueille Mitterrand. Cette très discrète visite présidentielle constitue l'ultime tentative de sauver cet atelier unique au monde. Elisa Breton rêve d'un musée, d'une fondation. Le président, qui goûte plus la longue phrase provinciale de Chardonne que les fantaisies surréalistes, s'attarde peu sur les rayons de la bibliothèque. En revanche, son oeil est attiré par un portrait d'Elisa, photographiée aux Etats-Unis dans les années 1940. Plus don Juan que jamais, le président s'extasie sur les traits de la jeune femme. Puis, un peu dérouté par cet appartement qui tient autant du musée dada que du cabinet de curiosités, il prend congé. Il ne donnera jamais suite. Le 9 novembre 1988, d'anciens surréalistes proches de Breton lui avaient fait parvenir un dossier complet sur les richesses du 42, rue Fontaine, via Béatrice Marre, son chef de cabinet. Eux aussi se sont heurtés à un silence poli. Le "Palais idéal du surréalisme" auquel ils rêvent ne verra jamais le jour.
Quinze ans plus tard, Elisa disparue, le musée Breton toujours au point mort, Aube, la fille du poète, a dû se résoudre à une douloureuse extrémité: la dispersion totale des trésors de la collection André Breton, pour ce qui s'annonce déjà comme la plus incroyable vente aux enchères jamais organisée à Paris. Du 1er au 18 avril, l'hôtel Drouot va se transformer en temple du surréalisme: 4 100 lots - comprenant 3 500 livres, 800 manuscrits, 1 500 photographies, 400 tableaux et dessins... - exposés dans 9 salles, 22 sessions de vente organisées en duplex dans deux grands espaces pouvant accueillir 1 000 amateurs, une trentaine de téléphones pour relayer les enchères venues du monde entier, un catalogue en 8 volumes et un produit total prudemment évalué à 30 millions d'euros...
Aucun détail n'a été négligé par les commissaires-priseurs, Mes Laurence Calmels et Cyrille Cohen, assistés d'une équipe d'une vingtaine de personnes et, surtout, de neufs experts plongés depuis des mois dans les trésors du 42, rue Fontaine: les murs de la salle de bains de Breton, tapissés d'une centaine de bénitiers, seront reconstitués à Drouot; certaines ventes de photographies auront lieu en nocturne à Paris, afin que les riches collectionneurs américains de la côte Ouest puissent surenchérir (nombre d'artistes, tels Madonna, Tom Hanks ou Elton John, pourraient être intéressés); enfin, un DVD rassemblant 25 000 clichés - la moindre dédicace au dos d'un tableau ou annotation de la main de Breton dans un livre y figurent - proposera aux amateurs une visite virtuelle de l'atelier du père du surréalisme (1).
Le rêve d'un musée impossible. Mais, au-delà de cette dimension hollywoodienne, c'est évidemment la richesse unique des pièces présentées qui stupéfie (voir ci-contre). Collectionneurs et musées vont se disputer Le Piège, de Miro (estimation: de 3 à 5 millions d'euros), La Femme cachée, de Magritte (de 500 000 à 800 000 euros), un portrait de Duchamp par Man Ray (25 000 euros) ou le manuscrit d'Arcane 17, signé Breton (texte à droite, objets glanés par l'auteur à gauche, sous reliure en peau de morue beige, 150 000 euros). Les amoureux de l'aventure surréaliste devraient s'arracher revues (une collection complète de Littérature pour 25 000 euros), tracts, comptes rendus de rêves et cadavres exquis griffonnés par Eluard, Desnos ou Dali, et méticuleusement conservés dans des cartons sur les étagères de l'atelier. Enfin, les amateurs de curiosités se disputeront le thème astral de Rimbaud dressé par Breton, sa boule de voyante, sa collection de moules à hosties, une boîte de papillons et même une carapace de pangolin...
Mais cette dispersion à l'encan d'un pan essentiel de la vie artistique du XXe siècle n'est pas du goût de tout le monde. Une pétition circule sur le Net pour déplorer cette vente qui marque la fin brutale du magique atelier de la rue Fontaine. "L'appartement de Breton était une oeuvre d'art en soi, qui valait par ses juxtapositions surprenantes, son savant désordre, son esprit unique au monde", soupirent les signataires. "Bien sûr, dans ces 80 mètres carrés envahis par des milliers d'objets, on aurait peut-être pu créer un musée à la Raymond Roussel, réservé à un seul visiteur à la fois", ironise Jean-Michel Goutier, ancien surréaliste proche de Breton puis de sa fille, Aube. Difficulté supplémentaire: Breton n'était que locataire de cet appartement. Or, il y a quelques années, le propriétaire a fait fracturer la porte en présence d'un huissier pour constater qu'il était inoccupé, Elisa l'ayant quitté en 1991. Masques esquimaux inestimables, toiles de Picabia, manuscrits de Desnos et toutes ces pièces patiemment amassées au fil de décennies auraient pu se volatiliser, si la gardienne n'avait appelé à la rescousse Jean-Michel Goutier. Le bail "loi de 48" fut revu à la hausse, le propriétaire, calmé. Mais qui savait que derrière la banale porte d'un appartement inhabité du quartier de Pigalle se cachait une fabuleuse collection, aujourd'hui évaluée à 200 millions de francs? Tout juste Elisa avait-elle veillé à effacer le nom d'André Breton sur la sonnette...
Faute de ce musée impossible, Elisa et Aube Breton ont longtemps rêvé d'une fondation qui accueillerait les archives de la rue Fontaine. Aidées par d'anciens surréalistes regroupés dans l'association Actual, présidée par l'écrivain Jean Schuster, elles ont multiplié les démarches auprès des pouvoirs publics. Au début des années 1980, les deux femmes ont trouvé un partisan inattendu de la révolution surréaliste en la personne du... ministre de l'Intérieur, Gaston Defferre. Dans sa jeunesse, le maire de Marseille s'était en effet entiché de Breton, de Dali et d'Aragon, au point qu'après sa mort, en ouvrant son coffre à la banque, on eut la surprise d'y découvrir deux numéros de La Révolution surréaliste. Le ministre de François Mitterrand a notamment permis à Actual de bénéficier de subventions de l'UAP. De son côté, Roland Dumas appuyait les demandes de crédit auprès du ministère de la Culture. Jack Lang s'est d'ailleurs déplacé en personne au 42, rue Fontaine. "Tout ceci doit rester dans notre patrimoine!" s'est-il écrié, enthousiaste comme à son habitude. Le virevoltant ministre a promis l'appui de l'Etat. Sans grand résultat concret. On comprend la stupéfaction des proches de Breton lorsqu'ils découvrirent que Lang avait écrit personnellement à son successeur à la Culture, Jean-Jacques Aillagon, le 10 février, pour le mettre solennellement en garde: "Vous ne pouvez pas laisser faire cela" ...
De nombreuses propositions de rachats chaque année. Dès lors, les pouvoirs publics ayant abdiqué, collectionneurs privés et institutions étrangères entrent en scène. "La pression était énorme, nous étions dans une citadelle assiégée", se souvient Jean-Michel Goutier. Ainsi, chaque année, l'honorable représentant du Harry Ransom Humanities Research Center de l'université d'Austin, au Texas, invite Elisa dans un grand restaurant parisien. Chaque année, au moment du café, l'Américain propose de racheter la totalité des archives d'André Breton. Et, chaque année, Elisa refuse. Elle ne peut imaginer ces témoins uniques de l'aventure surréaliste atterrir au Texas, si loin du Paris célébré par Aragon, Eluard et Tanguy.
Mais des amateurs français se manifestent également. Daniel Filipacchi, le célèbre propriétaire de Paris Match, qui passe pour l'un des plus grands collectionneurs d'art surréaliste européen, propose de créer une fondation, dans un hôtel particulier du Marais, à Paris. Le projet avorte, faute de crédits pour payer les frais de fonctionnement. Et puis les héritiers commencent à douter, après les remous judiciaires autour des fondations Vasarely, Arp ou Giacometti. La dernière proposition sérieuse émane de François Pinault. Au cours d'une visite au 42, rue Fontaine, voilà trois ans, le propriétaire du Printemps propose à Elisa rien de moins que de racheter la totalité de la collection. Il souhaite l'intégrer à son projet de musée sur l'île Seguin, dans les anciennes usines Renault. Là encore, la veuve d'André Breton, décidément très prudente, refuse, craignant, semble-t-il, que Pinault, propriétaire de Christie's, ne soit tenté de revendre plus tard une partie des pièces via cette salle des ventes plus british que Drouot.
Quel est le prix du merveilleux? A la mort d'Elisa, en 2000, Aube hérite donc de la collection. A 67 ans, cette ancienne assistante sociale, également reconnue dans le milieu de l'art pour ses collages, s'entoure d'experts et entame l'inventaire de ce précieux capharnaüm. "J'ai découvert des chefs-d'oeuvre sous le canapé ou dans des cartons, sourit le grand expert du surréalisme Marcel Fleiss. J'ai par exemple retrouvé, roulée sur la mezzanine, une toile de Mallo que l'on croyait disparue depuis 1936. La partie visible à l'?il nu ne représentait peut-être qu'un dixième de la collection." En affinant son expertise en vue de la vente, Marcel Fleiss aura la surprise de détecter trois faux, lesquels auraient donc abusé l'un des plus clairvoyants esthètes du siècle: une aquarelle de Rodin, un Douanier Rousseau et Jupiter et Sémélé, de Gustave Moreau. Ils seront évidemment proposés à la vente en tant que tels. L'un des chefs-d'oeuvre de la collection, La Femme cachée, de Magritte, présente, elle, quelques craquelures, André Breton ayant eu un jour l'idée saugrenue de la savonner pour lui redonner son lustre. Estimation: entre 500 000 et 800 000 euros tout de même...
Quant aux tiroirs, ils regorgent de photos d'époque. "Il y avait des albums de photos comme chez n'importe qui, sauf que les amis qui y figuraient étaient Tristan Tzara et Paul Eluard et que le photographe s'appelait Man Ray", s'amuse l'expert David Fleiss. Certaines de ces photos de famille, souvent annotées de la main de l'artiste, sont estimées à plus de 20 000 euros aujourd'hui. L'expert a également exhumé des dizaines de Photomaton de Breton, Max Ernst, Tanguy... Ils seront proposés par lots de 10 à la vente, aux alentours de 500 euros
.
De son côté, l'expert Alain de Monbrison se perd dans la jungle de statuettes océaniennes, amérindiennes ou africaines. Une statue Uli de Nouvelle-Irlande, haute de 1,20 mètre (estimée à 600 000 euros), voisine, en un joyeux télescopage, avec des poupées Kachina des Hopi d'Arizona, des fétiches de Nouvelle-Guinée ou un masque esquimau d'Akasta (le Soleil) ceint de huit plumes (125 000 euros). Doté d'un goût très sûr et souvent avant-gardiste, Breton a acheté nombre de ces chefs-d'oeuvre pendant la guerre au musée Haye de New York, avec Claude Lévi-Strauss (qui a d'ailleurs tenu à manifester son soutien à la vente, dans une récente lettre à Aube).
Mais la tâche la plus surréaliste revient à Henri-Claude Randier, à qui il appartient d'expertiser, notamment, les moules à gaufre, les bénitiers, les cannes de poilus, les coquillages du poète, etc. "Combien vaut la boule de voyante? La courbe démographique de la Suède en trois dimensions sous verre? Un fossile d'oursin? Autant se demander quel est le prix du merveilleux", lâche l'expert, amusé et perplexe...
Et puis, il y a la bibliothèque... "Tous les auteurs qui ont compté au XXe siècle lui ont envoyé leurs oeuvres dédicacées, de Freud à Gracq, d'Apollinaire à Miller", détaille l'expert Claude Oterelo. Des murs de livres, rangés sur deux épaisseurs, classés par thème (les utopistes, les romans noirs, les pamphlets contre Staline...) et souvent frappés de son ex-libris (un tamanoir gravé par Dali). Entre Qu'est-ce que le surréalisme?, de Breton lui-même, illustré d'une gouache de Magritte (estimation: 125 000 euros) et des éditions originales de Rimbaud ou de Lewis Carroll, l'expert a eu la surprise amusée de tomber sur Arrête ton char, Ben Hur!, respectueusement dédicacé au père du surréalisme par l'auteur de polars Ange Bastiani...
Un véritable casse-tête pour les fonctionnaires de Bercy. Mais l'émerveillement suscité par l'inventaire cède vite la place à des considérations plus terre à terre: le calcul des droits de succession à l'Etat. Pour perpétuer l'esprit du 42, rue Fontaine, Aube tient à offrir en dation au musée d'Art moderne du Centre Pompidou non quelques ?uvres disparates mais... un pan entier de mur. Elle choisit le fameux mur situé derrière le bureau de son père, véritable ?uvre d'art mouvante, modifiée au gré des engouements et des acquisitions. On peut y découvrir, autour d'un portrait d'Elisa, une tête signée Miro, LHOOQ, de Francis Picabia, des masques précolombiens, mais aussi des objets trouvés, une racine, des minéraux... Un véritable casse-tête pour les fonctionnaires de Bercy chargés d'évaluer ce patchwork dada. A combien estimer, par exemple, une pierre ramassée à Saint-Cirq-Lapopie (Lot), dédicacée à Elisa avec cette inscription: "Souvenir du Paradis terrestre"?
Les négociations s'engagent avec Laurent Fabius, alors ministre des Finances, avant d'être momentanément gelées à cause de l'élection présidentielle. Il y a quelques semaines, Bercy a même dû affréter un avion spécial pour permettre à ses experts d'examiner le fameux mur dans un musée de Düsseldorf, où il est actuellement exposé. Longtemps, les hommes de Bercy, perplexes, se sont interrogés sur la valeur réelle de telle racine, de tel minéral... La dation a finalement été conclue le 13 février. Aube devrait, par ailleurs, offrir la Danseuse espagnole, de Miro, un Matta et un Brauner à Beaubourg, et quelques statues et masques au futur musée des arts premiers du quai Branly.
La totalité des autres pièces sera vendue à Drouot. Pendant des semaines, des camions blindés ont convoyé ces milliers de trésors du 42, rue Fontaine en Mayenne, où ils ont été numérisés en vue du DVD. Puis, une fois expertisés, toiles, sculptures, livres et manuscrits rejoignent les hangars d'un transitaire parisien, en attendant la vente. "D'une certaine manière, en passant à Drouot, ces objets retournent un peu à leur origine, explique la commissaire-priseur Laurence Calmels, répondant ainsi implicitement aux opposants à la vente. Sa vie durant, Breton a chiné, acheté, revendu. Il a lui-même organisé de célèbres enchères à Drouot, notamment en 1931, avec Eluard."
Le fondateur du surréalisme, dont les droits d'auteur sont demeurés dérisoires jusqu'à la parution de Nadja en poche, a d'ailleurs vécu de son goût pour l'art: lorsqu'il se fâche avec Aragon, il file chez un bouquiniste vendre les tirages de luxe de son ancien ami (mais en oublie deux, que l'on retrouvera à la vente); pour financer les vacances de sa fille, il se défait, non sans douleur, d'un dessin de Magritte ou d'une statuette de Colombie-Britannique. Ce n'est qu'en 1964, avec la vente au Moderna Museet de Stockholm, pour 250 000 F, du Cerveau de l'Enfant, un splendide De Chirico, qu'il se met définitivement à l'abri du besoin. Qui aurait pu imaginer que sa quête inlassable du rêve et de la beauté allait, quarante ans plus tard, se transfigurer en centaines de millions de francs sous les coups de marteau de deux commissaires-priseurs? Peut-être le poète lui-même, qui, expert en prémonition, avait laissé graver en épitaphe sur sa tombe: "Je cherche l'or du temps" ...
(1) Les huit catalogues sous coffret avec le DVD (280 euros) et le DVD seul (50 euros) peuvent être commandés sur le site calmelscohen.com. "
Par Jérôme Dupuis et (L'Express), publié le
MUR ANDRE BRETON AU CENTRE POMPIDOU
Le choix d’une majorité d’œuvres d’art dit « primitif » souligne la remise en cause des valeurs esthétiques mais aussi culturelles de l’Occident.
Les grandes toiles du fond résument l’évolution du mouvement. Le Double Monde de Francis Picabia, Tête de Joan Miró et Le Pollen noir de Jean Degottex évoquent les accointances avec Dada, l’âge d’or et enfin l’après-guerre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire