L'Affaire Beltracchi, par Stefan Koldehoff et Tobias Timm. Trad. de l'allemand par Stéphanie Lux. Ed. Jacqueline Chambon, 250 p., 24 euros.
Article de Philippe Broussard (L'Express) publié en
avril 2013
Il "réinventait" des
Derain, Dufy, Max Ernst... Wolfgang Beltracchi, faussaire allemand dont un
livre retrace le parcours, a orchestré sur le marché de l'art l'une des plus
belles arnaques des dernières années. Retour sur son parcours hors des sentiers
battus.
Le voici donc, ce prince des faussaires. Quand il se
présente devant le tribunal de Cologne, en Allemagne en septembre 2011, Wolfgang Beltracchi, né Fischer, a le sourire facile et
volontiers moqueur des arnaqueurs d'exception. Avec ses allures de rock star
sur le retour, crinière blonde et regard d'azur, on l'imagine, pinceau en main,
imitant Georges Braque ou André Derain. Sitôt arrivé, il salue les
journalistes, puis s'assied pour écouter l'acte d'accusation. Deux heures ne
seront pas de trop pour décrypter son art du mensonge et de la mise en scène.
Des années durant, ce sexagénaire a grugé des experts, des galeristes, des
collectionneurs. D'Allemagne en France, il a mené la grande vie, et géré en
maestro une PME du faux. Avec lui, c'est bien simple, tout était "bidon",
même les photos d'avant guerre. Un "génie", résumera, beau joueur,
l'une de ses victimes françaises, l'homme de médias Daniel Filipacchi.
Après quelques jours d'audience, le jugement tombe :
six ans de prison. L'escroc sait qu'il s'en tire plutôt bien. Cette
condamnation, obtenue à la suite de négociations discrètes mais légales entre
ses avocats et les magistrats, ne porte que sur 14 toiles et clôt le procès
avant l'heure. Nul besoin d'entendre les 170 témoins, d'ausculter les 8 000
pages du dossier. Wolfgang, bravache, ne peut s'empêcher de bomber le torse :
"J'ai toujours essayé de faire un peu mieux que l'artiste lui-même."
Dans l'atmosphère chic et ouatée de quelques galeries et musées à travers la
planète, les initiés respirent : c'en est fini, a priori, de ce scandale. A
priori seulement...
Deux
journalistes allemands, Stefan Koldehoff et Tobias Timm, ont voulu aller plus loin et consacrent
aujourd'hui un livre à cette histoire : L'Affaire Beltracchi (éd. Jacqueline Chambon). Ils y regrettent que ce procès mort-né
n'ait montré que "la partie émergée de l'iceberg de crédulité, de manque
de sérieux et d'avidité du marché de l'art international". Leur enquête,
très fouillée, dévoile au lecteur la partie immergée de l'iceberg, et décrypte
la méthode Beltracchi. Pour eux, celui-ci n'a rien d'un génie ; il a juste exploité
les failles d'un système en partie vérolé. Sciemment ou non, de nombreux
spécialistes lui ont facilité la tâche.
Etonnant personnage que Wolfgang Beltracchi. Il a toujours su brouiller les pistes, nourrir sa légende. Né à Höxter, ville moyenne du centre de l'Allemagne, il grandit au sein d'une famille nombreuse et plutôt modeste. Son artisan de père, doué pour la peinture, restaure des oeuvres dans les églises. Grâce à lui, le garçon s'initie aux techniques picturales. Lorsqu'il a 14 ans, son père le met au défi de copier un Picasso, Mère et enfant. Pari tenu, en quelques heures. Dès lors, il ne cessera de peaufiner son talent, intégrant même une école d'art, en 1969. Mais l'expérience tourne court ; il rêve d'autres horizons, d'autres frissons. Le voici bientôt aux Pays-Bas, vivotant entre drague et drogue sur la péniche d'une communauté hippie. Sans perdre le lien avec l'Allemagne, où il continue de peindre, restaurer et vendre des toiles, il voyage beaucoup, notamment en Afrique du Nord. Des années plus tard, en 1992, on le retrouve scénariste et monteur de films, quand sa route croise celle d'une blonde aux yeux clairs, de sept ans sa cadette, Helene Beltracchi. Même parcours chaotique, même amour de la peinture, ils sont faits l'un pour l'autre.
Leur union, scellée par un mariage en 1993, marque le début d'une période plus mystérieuse, où Wolfgang Fischer prend le nom de son épouse. Ensemble, ils sillonnent l'Europe du Sud en camping-car, s'aventurent également en Thaïlande et en Guadeloupe. En 1999, ils s'offrent une maison de maître, le Domaine des Rivettes, à Mèze (Hérault). En 2005, ils y ajoutent une villa à Fribourg (Allemagne), un temple du design aménagé à grands frais : 4 millions d'euros de travaux, une piscine de 700 000 euros... D'où vient l'argent ? Helene se dit galeriste ; Wolfgang, artiste, et il devient difficile, avec ces deux-là, de séparer le vrai du faux.
Selon les auteurs du livre, le couple s'est lancé très tôt dans le business du faux. Wolfgang sait y faire. Acheter de vieux tubes de peinture. Dégoter des toiles anciennes sans valeur, les décaper (opération délicate). Et se cloîtrer dans son atelier, porte verrouillée. Comme le pur copiage est trop risqué, il invente, imite, peint "à la manière de". Sa trouvaille : repérer, dans les archives ou le catalogue raisonné de l'artiste (l'inventaire officiel des oeuvres), le nom d'un tableau sans photo, voire porté "disparu". Autrement dit, même les experts ne l'ont jamais vu. Son époque de prédilection ? Le début du xxe. Le style ? De préférence "modernité classique".
Etonnant personnage que Wolfgang Beltracchi. Il a toujours su brouiller les pistes, nourrir sa légende. Né à Höxter, ville moyenne du centre de l'Allemagne, il grandit au sein d'une famille nombreuse et plutôt modeste. Son artisan de père, doué pour la peinture, restaure des oeuvres dans les églises. Grâce à lui, le garçon s'initie aux techniques picturales. Lorsqu'il a 14 ans, son père le met au défi de copier un Picasso, Mère et enfant. Pari tenu, en quelques heures. Dès lors, il ne cessera de peaufiner son talent, intégrant même une école d'art, en 1969. Mais l'expérience tourne court ; il rêve d'autres horizons, d'autres frissons. Le voici bientôt aux Pays-Bas, vivotant entre drague et drogue sur la péniche d'une communauté hippie. Sans perdre le lien avec l'Allemagne, où il continue de peindre, restaurer et vendre des toiles, il voyage beaucoup, notamment en Afrique du Nord. Des années plus tard, en 1992, on le retrouve scénariste et monteur de films, quand sa route croise celle d'une blonde aux yeux clairs, de sept ans sa cadette, Helene Beltracchi. Même parcours chaotique, même amour de la peinture, ils sont faits l'un pour l'autre.
Leur union, scellée par un mariage en 1993, marque le début d'une période plus mystérieuse, où Wolfgang Fischer prend le nom de son épouse. Ensemble, ils sillonnent l'Europe du Sud en camping-car, s'aventurent également en Thaïlande et en Guadeloupe. En 1999, ils s'offrent une maison de maître, le Domaine des Rivettes, à Mèze (Hérault). En 2005, ils y ajoutent une villa à Fribourg (Allemagne), un temple du design aménagé à grands frais : 4 millions d'euros de travaux, une piscine de 700 000 euros... D'où vient l'argent ? Helene se dit galeriste ; Wolfgang, artiste, et il devient difficile, avec ces deux-là, de séparer le vrai du faux.
Selon les auteurs du livre, le couple s'est lancé très tôt dans le business du faux. Wolfgang sait y faire. Acheter de vieux tubes de peinture. Dégoter des toiles anciennes sans valeur, les décaper (opération délicate). Et se cloîtrer dans son atelier, porte verrouillée. Comme le pur copiage est trop risqué, il invente, imite, peint "à la manière de". Sa trouvaille : repérer, dans les archives ou le catalogue raisonné de l'artiste (l'inventaire officiel des oeuvres), le nom d'un tableau sans photo, voire porté "disparu". Autrement dit, même les experts ne l'ont jamais vu. Son époque de prédilection ? Le début du xxe. Le style ? De préférence "modernité classique".
Un faux Derain vendu 6
millions d'euros
En
coulisse, un complice s'active : son vieil ami Otto Schulte-Kellinghaus. Lui aussi fut un sacré bourlingueur,
tour à tour serveur, DJ, videur, gérant d'hôtel, producteur à Ibiza... Comme
l'écrivent les deux journalistes, "Wolfgang, c'est le freak, le hippie aux
cheveux longs, qui produit la marchandise. Otto, c'est l'homme sérieux, que ses
connaissances surnomment "Comte Otto" (...). Il se charge de la
communication avec les experts, les galeristes".
Pour justifier la provenance des oeuvres, le "Comte" et Helene ont un scénario sur mesure. Leurs grands-pères, hélas décédés, ont fréquenté avant guerre un galeriste juif auquel ils avaient acheté des tableaux restés ensuite dans le patrimoine familial. Ce galeriste a bien existé, et les papys aussi, mais ils n'ont jamais eu de toiles. A l'appui de cette fable, Helene présente parfois des photos d'époque, des clichés sépia aux bords dentelés où l'on voit une femme et, à l'arrière-plan, divers tableaux. "C'est ma grand-mère Joséphine", confie-t-elle. Tout cela n'est que mensonge : c'est elle, Helene, qui prend la pose, coiffée à l'ancienne ! Pour produire ces photos, dans un salon du Domaine des Rivettes, son mari est allé jusqu'à utiliser un appareil des années 1920. Les faussaires savent qu'il existe, pour chaque artiste, au moins un expert dont l'avis fait foi. S'il valide l'oeuvre et se dit prêt à l'intégrer au catalogue raisonné, la partie est gagnée, les galeries entrent dans la danse, les tarifs grimpent. Un faux André Derain (1880-1954) a atteint 6 millions d'euros dans l'année qui a suivi son authentification.
Combien d'autres tableaux sont-ils sortis des ateliers de Beltracchi ? Le tribunal de Cologne, coincé par les effets de la prescription, n'en a retenu que 14. Wolfgang Beltracchi, comme ses complices Otto (condamné à cinq ans de détention) et Helene (quatre ans), a gardé le silence sur le reste de sa production. Dans leur livre, les deux journalistes allemands évaluent à au moins 70 le nombre d'oeuvres douteuses encore en circulation. De vente en revente, le parcours de certaines d'entre elles donne le tournis, comme si leurs acquéreurs successifs avaient voulu s'en débarrasser façon "patate chaude". Quant aux circuits financiers, ils confinent à un tour du monde des bizarreries comptables : Andorre, Singapour, Hongkong, Wyoming...
Pour justifier la provenance des oeuvres, le "Comte" et Helene ont un scénario sur mesure. Leurs grands-pères, hélas décédés, ont fréquenté avant guerre un galeriste juif auquel ils avaient acheté des tableaux restés ensuite dans le patrimoine familial. Ce galeriste a bien existé, et les papys aussi, mais ils n'ont jamais eu de toiles. A l'appui de cette fable, Helene présente parfois des photos d'époque, des clichés sépia aux bords dentelés où l'on voit une femme et, à l'arrière-plan, divers tableaux. "C'est ma grand-mère Joséphine", confie-t-elle. Tout cela n'est que mensonge : c'est elle, Helene, qui prend la pose, coiffée à l'ancienne ! Pour produire ces photos, dans un salon du Domaine des Rivettes, son mari est allé jusqu'à utiliser un appareil des années 1920. Les faussaires savent qu'il existe, pour chaque artiste, au moins un expert dont l'avis fait foi. S'il valide l'oeuvre et se dit prêt à l'intégrer au catalogue raisonné, la partie est gagnée, les galeries entrent dans la danse, les tarifs grimpent. Un faux André Derain (1880-1954) a atteint 6 millions d'euros dans l'année qui a suivi son authentification.
Combien d'autres tableaux sont-ils sortis des ateliers de Beltracchi ? Le tribunal de Cologne, coincé par les effets de la prescription, n'en a retenu que 14. Wolfgang Beltracchi, comme ses complices Otto (condamné à cinq ans de détention) et Helene (quatre ans), a gardé le silence sur le reste de sa production. Dans leur livre, les deux journalistes allemands évaluent à au moins 70 le nombre d'oeuvres douteuses encore en circulation. De vente en revente, le parcours de certaines d'entre elles donne le tournis, comme si leurs acquéreurs successifs avaient voulu s'en débarrasser façon "patate chaude". Quant aux circuits financiers, ils confinent à un tour du monde des bizarreries comptables : Andorre, Singapour, Hongkong, Wyoming...
A Paris, un galeriste a
gagné beaucoup d'argent
Parmi les victimes françaises du trio figurent des
collectionneurs de renom. A lui seul, Daniel Filipacchi, ancien patron de Paris
Match, a déboursé 5,5 millions d'euros, en 2006, pour un Max Ernst, La Forêt II, né sous le pinceau
de Beltracchi. Même si l'affaire ne l'a pas traumatisé outre mesure - l'homme a
le cuir et le portefeuille solides - Filipacchi a engagé une procédure contre
la galerie qui lui a vendu ce tableau. "Il était accroché dans la chambre
de mon appartement new-yorkais, confie-t-il à L'Express. Depuis, j'en ai mis un
plus beau !"
A Paris, l'affaire réveille le spectre de Fernand Legros, célèbre barbu au chapeau de cow-boy, marchand d'art et ami des stars (Claude François, James Dean...), qui inonda le marché de pseudo-chefs-d'oeuvre dans les années 1960. Cette fois encore, comme à l'époque, la France occupe une place de choix dans cette arnaque sans frontières. Les noms d'une demi-douzaine de galeries parisiennes sont mentionnés dans le dossier. La plus en vue est la galerie Aittouares. Au moins 11 toiles seraient passées - sans forcément être vendues - par cette maison réputée.
Quelles relations le faussaire entretenait-il avec son directeur, Jean-François Aittouares ? Ce dernier, souffrant, n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien. Seule sa fille, Odile, a accepté de parler. En tant qu'auteur du catalogue raisonné d'Othon Friesz (1879-1949), elle a validé trois oeuvres. Tout en soulignant qu'à ce jour deux d'entre elles ne sont pas considérées officiellement comme des faux, elle affirme avoir "bonne conscience". Un point intrigue tout de même : ces toiles que la police allemande juge douteuses ont permis à la galerie de son père de gagner beaucoup d'argent. Ainsi, le 12 janvier 2010, ce dernier verse 450 000 euros à Beltracchi pour un tableau intitulé Le Port d'Anvers et le revend le jour même 650 000 euros à un galeriste genevois, Jacques de la Béraudière. Interrogée à ce propos, Odile Aittouares conteste avoir avantagé son père.
D'un expert à l'autre, les arguments varient peu. Oui, les toiles semblaient authentiques. Non, ils ne sont pour rien dans la folie du marché. Citons ainsi Fanny Guillon-Laffaille, une spécialiste réputée de Raoul Dufy (1877-1953), que l'on vient rencontrer dans son quartier, à deux pas de l'Elysée. D'emblée, elle admet s'être trompée sur trois tableaux. Très affectée par cette erreur, elle invoque l'immensité de sa tâche : des milliers d'oeuvres de Dufy répertoriées avec soin depuis quarante ans. Cette fois, elle n'a pas flairé l'arnaque. Dans le cas d'un tableau authentifié en 2007, Maison dans la forêt, la ficelle était pourtant grosse. Beltracchi a commencé par la piéger à distance, par une lettre que L'Express a pu consulter. Fanny Guillon-Laffaille concède elle-même avoir "peut-être" validé cette toile sur la foi de photos et de documents. "Je ne me souviens plus vraiment si je l'ai vue ou pas", confesse-t-elle. Quand on lui apprend que le Comte Otto l'a vendue en 2009 pour 700 000 euros à une mystérieuse société asiatique (Wang Tak Trading), elle tombe sincèrement des nues : "Mais c'est hors de prix ! Six ou sept fois la valeur réelle !"
A Paris, l'affaire réveille le spectre de Fernand Legros, célèbre barbu au chapeau de cow-boy, marchand d'art et ami des stars (Claude François, James Dean...), qui inonda le marché de pseudo-chefs-d'oeuvre dans les années 1960. Cette fois encore, comme à l'époque, la France occupe une place de choix dans cette arnaque sans frontières. Les noms d'une demi-douzaine de galeries parisiennes sont mentionnés dans le dossier. La plus en vue est la galerie Aittouares. Au moins 11 toiles seraient passées - sans forcément être vendues - par cette maison réputée.
Quelles relations le faussaire entretenait-il avec son directeur, Jean-François Aittouares ? Ce dernier, souffrant, n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien. Seule sa fille, Odile, a accepté de parler. En tant qu'auteur du catalogue raisonné d'Othon Friesz (1879-1949), elle a validé trois oeuvres. Tout en soulignant qu'à ce jour deux d'entre elles ne sont pas considérées officiellement comme des faux, elle affirme avoir "bonne conscience". Un point intrigue tout de même : ces toiles que la police allemande juge douteuses ont permis à la galerie de son père de gagner beaucoup d'argent. Ainsi, le 12 janvier 2010, ce dernier verse 450 000 euros à Beltracchi pour un tableau intitulé Le Port d'Anvers et le revend le jour même 650 000 euros à un galeriste genevois, Jacques de la Béraudière. Interrogée à ce propos, Odile Aittouares conteste avoir avantagé son père.
D'un expert à l'autre, les arguments varient peu. Oui, les toiles semblaient authentiques. Non, ils ne sont pour rien dans la folie du marché. Citons ainsi Fanny Guillon-Laffaille, une spécialiste réputée de Raoul Dufy (1877-1953), que l'on vient rencontrer dans son quartier, à deux pas de l'Elysée. D'emblée, elle admet s'être trompée sur trois tableaux. Très affectée par cette erreur, elle invoque l'immensité de sa tâche : des milliers d'oeuvres de Dufy répertoriées avec soin depuis quarante ans. Cette fois, elle n'a pas flairé l'arnaque. Dans le cas d'un tableau authentifié en 2007, Maison dans la forêt, la ficelle était pourtant grosse. Beltracchi a commencé par la piéger à distance, par une lettre que L'Express a pu consulter. Fanny Guillon-Laffaille concède elle-même avoir "peut-être" validé cette toile sur la foi de photos et de documents. "Je ne me souviens plus vraiment si je l'ai vue ou pas", confesse-t-elle. Quand on lui apprend que le Comte Otto l'a vendue en 2009 pour 700 000 euros à une mystérieuse société asiatique (Wang Tak Trading), elle tombe sincèrement des nues : "Mais c'est hors de prix ! Six ou sept fois la valeur réelle !"
"Un piège terrible,
un scénario diabolique"
Il était
doué, le Comte Otto. Avec son chapeau noir et ses manières de chef comptable,
il rassurait son monde, et savait miser sur les points faibles de bien des
acteurs du marché : l'appât du gain, la peur du fisc, le goût de l'entre-soi
artistico-mondain. Plusieurs ont résisté. D'autres moins. Comme Werner Spies, un septuagénaire allemand installé à
Paris depuis les années 1960. Cette sommité de l'histoire de l'art, chroniqueur
au quotidien Frankfurter
Allgemeine Zeitung (FAZ), ancien directeur du Musée
d'art moderne de Paris
(1997-2000), fait autorité au sujet de Max Ernst (1891-1976). A son actif, un
travail colossal, dont les sept volumes du catalogue raisonné. N'empêche : sept
faux ont échappé à sa vigilance et ont été vendus à prix d'or.Rendez-vous est pris au bar d'un hôtel chic de la Rive gauche. Werner Spies est déjà là, à attendre. Cette histoire le blesse, ce livre l'inquiète, il veut se défendre. S'il n'a pas croisé Beltracchi, les deux autres lui ont tout fait : le coup des grands-pères, celui de la photo jaunie, et même une visite au Domaine des Rivettes. "Un piège terrible, un scénario diabolique", résume-t-il d'une voix émue. Pour lui, et pour les proches de Max Ernst, ces oeuvres étaient vraies. "Nous étions tous heureux de les retrouver", se souvient-il.
D'après les auteurs de L'Affaire Beltracchi, rien ne prouve que Spies ait agi sciemment, par malhonnêteté. Daniel Filipacchi lui-même, qui a pourtant perdu gros, souligne sa "bonne foi". Aurait-il péché par excès de précipitation, en se fiant à son "oeil", jamais à la science, comme l'assurent les deux journalistes ? "J'ai étudié sérieusement chaque tableau, rétorque-t-il. Par la suite, quand j'ai pris conscience que cela sentait mauvais, j'ai contacté les policiers allemands. Comme eux, je regrette l'arrêt du procès. Je voulais m'expliquer."
Werner Spies s'exprime à mots choisis, en homme de culture. Mais un sujet l'embarrasse : l'argent. Au fil de la discussion, il admet avoir perçu, de la part de Beltracchi, une commission sur la première vente de chaque tableau. Gain total : 400 000 euros. "C'est beaucoup et rien à la fois, poursuit-il. Rien comparé aux bénéfices obtenus par les faussaires et ceux qui, par la suite, ont vendu ces tableaux. Je considère que cet argent est une compensation des frais engagés pour le catalogue raisonné. Vous savez, personne ne m'a aidé. Je n'ai jamais perçu quelque chose pour une authentification." En 2011, son propre journal, la FAZ, a pourtant écrit que, en dehors des commissions de Beltracchi, il avait également perçu de l'argent d'au moins un galeriste. Des sommes et un "cumul des genres" jugés "inhabituels" par le quotidien.
Bien au-delà du cas Spies, un homme connaît sans doute la vérité sur les coulisses financières du dossier : le faussaire lui-même. Le régime de semi-liberté dont il bénéficie oblige le flamboyant Wolfgang à passer ses nuits en prison, à Cologne. Mais dans la journée, il est libre, et se consacre, paraît-il, à un projet de documentaire. Si le coeur lui en dit, il peut même aller au musée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire